Chapitre 2

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Je n’étais plus un jeune pont. Mes pierres s’étaient habituées aux pas pressés, au bruit des sabots, au roulement des charrettes chargées de marchandises. Depuis ma mise en service, j’étais devenu la voie la plus empruntée pour relier les deux rives de la Garonne. Et je m’étais découvert un rôle que je n’avais pas imaginé : j’étais une scène.

Chaque jour, le même spectacle recommençait, et pourtant il n’était jamais identique. À l’aube, quand le ciel se teintait d’orangé, les premiers passants franchissaient déjà mes arches. Des paysans, aux vêtements grossiers, traînaient derrière eux des charrettes pleines de légumes encore couverts de terre, ou des paniers d’œufs serrés contre leurs hanches. Ils venaient vendre leur récolte aux marchés du centre. Leurs sabots laissaient sur mon dos des traces de boue, mais je ne m’en plaignais pas : c’était la marque de leur labeur, la preuve que je servais à quelque chose de vital.

Puis, à mesure que le soleil montait, la foule s’épaississait. Les bourgeois traversaient, perruques poudrées et habits de soie bruissant au vent. Ils ne me regardaient pas : à leurs yeux, j’étais un outil, un passage, rien de plus. Pourtant, je les observais avec une attention silencieuse. J’entendais leurs conversations : projets d’affaires, rumeurs politiques, commérages mondains. Ils parlaient de fortunes et de carrières comme d’autres parlaient de récoltes et de survie.

Les enfants, eux, m’aimaient davantage. Souvent, je sentais leurs petites mains glisser sur mes parapets, je les entendais rire en courant, en jouant à cache-cache entre les passants. Parfois, leurs mères s’énervaient : « Ne t’approche pas du bord ! » criaient-elles en les tirant par le bras. Moi, j’aurais voulu les rassurer : j’étais large, solide, j’avais été construit pour les protéger. Mais je ne pouvais pas parler. Je ne pouvais qu’écouter, sentir, accueillir.

À la tombée du jour, la ville changeait de visage. Des mendiants s’installaient à mes extrémités, tendaient la main vers les passants pressés de rentrer chez eux. Certains donnaient une pièce, d’autres détournaient le regard. J’entendais les soupirs, les prières murmurées, la lassitude d’une vie trop dure. Les nuits d’hiver étaient glaciales : je sentais le corps des plus pauvres frissonner contre mes pierres, cherchant un peu de chaleur à mon contact. Combien en ai-je vu, recroquevillés, parfois sans jamais se relever au matin ?

J’étais un pont, oui, mais j’étais aussi un témoin de la fragilité humaine.

Les jours de fête, c’était différent. La ville tout entière semblait m’emprunter pour célébrer. On accrochait parfois des bannières colorées à mes arches, on faisait défiler des processions religieuses ou des cortèges de nobles. Les musiques résonnaient, tambours et violons, et j’en vibrais jusque dans mes fondations. J’aimais ces instants où la joie collective effaçait pour quelques heures les différences sociales. Là, sur mon dos, tout le monde se croisait, du plus riche au plus pauvre.

Et puis, il y avait la Garonne. Toujours elle. Indomptable, imprévisible. Certaines années, elle était paisible, reflétant dans ses eaux les nuages et les couleurs du ciel. D’autres fois, elle grondait, charriant des troncs, bousculant mes piles. Je sentais sa force, et je résistais. Mais dans ces moments-là, je voyais la peur dans les yeux des habitants. Ils me fixaient, priant sans le dire que je tienne bon. Car si moi, le grand Pont-Neuf, je cédais, alors Toulouse tout entière se retrouvait isolée, vulnérable.

Un jour, je me souviens, un marchand s’arrêta en plein milieu de mon tablier. Il posa sa charrette, s’assit sur le rebord et contempla longuement le fleuve. Je l’entendis soupirer :
— Ah, si ce pont pouvait parler… Il en dirait des choses.
J’aurais tant voulu lui répondre. Lui dire que oui, j’avais des histoires à raconter. Des milliers. Des vies entières qui défilaient sur mon dos. Mais je restai muet, fidèle à mon rôle.

Les années passaient. Je voyais les modes changer, les coiffures, les vêtements. Je voyais les visages vieillir, puis disparaître, remplacés par de nouveaux. Les enfants que j’avais vus courir devenaient des adultes sérieux, puis des vieillards courbés. Certains finissaient par ne plus revenir. Moi, j’étais toujours là. Immobile, éternel. Je portais en moi une mémoire que nul homme ne pouvait conserver.

Parfois, j’enviais leur fragilité. Ils vivaient vite, intensément, comme si chaque instant comptait. Moi, je n’avais que le temps. Infini, immuable. Mais je comprenais aussi leur peur de disparaître : tout ce qui passait sur moi me rappelait combien la vie humaine était brève.

Un soir d’été, la ville vibrait de rumeurs. On parlait de révoltes, de contestations contre le pouvoir, de changements imminents. Les bourgeois marchaient plus vite, les soldats défilaient plus souvent. Je ne comprenais pas encore ce qui allait advenir, mais je sentais que Toulouse entrait dans une nouvelle ère. Moi, je resterais le même, mais le monde autour de moi s’apprêtait à basculer.

Ainsi s’écoulèrent mes premiers siècles de vie. J’étais devenu plus qu’un passage : j’étais un miroir de l’humanité. Chaque rire, chaque larme, chaque pas résonnait en moi. Et déjà, je pressentais que les siècles suivants ne feraient qu’amplifier ce flot. Le flot des vies, comme celui de la Garonne, ne s’arrêtait jamais.

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