Chapitre 3

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Je connaissais déjà le murmure de la foule, mais ce que j’entendis dans ces années-là était différent. Plus tendu, plus nerveux, comme si l’air même vibrait d’électricité. La ville changeait, et je le sentais jusque dans mes pierres. Le XVIIIe siècle s’achevait, et avec lui s’effritait un ordre ancien qui paraissait pourtant immuable.

Je me souviens des premiers signes. Les conversations sur mon dos n’étaient plus seulement des bavardages de marché ou des discussions bourgeoises. Les passants parlaient de taxes, d’injustice, de faim. Les paysans qui traversaient pour vendre leurs légumes se plaignaient de n’avoir plus rien à manger eux-mêmes. Les artisans parlaient d’impôts écrasants. Les bourgeois, eux, chuchotaient des mots nouveaux, dangereux : “liberté”, “égalité”, “droits”.

La Garonne continuait de couler, indifférente, mais je savais que quelque chose d’énorme se préparait.

Puis, ce furent les rassemblements. Des foules entières vinrent occuper mon tablier. On brandissait des pancartes, on criait des slogans. J’entendais la colère, la lassitude, mais aussi l’espoir. Certains jours, c’était une marée humaine qui me traversait, des centaines de voix unies. J’avais déjà vu des processions religieuses, des cortèges joyeux ; mais cela, c’était autre chose. C’était une ville qui voulait se transformer.

Un soir, au crépuscule, un vieil homme s’arrêta au milieu de moi. Il s’adressa à un jeune garçon qui l’accompagnait :
— Regarde, petit. Si ce pont pouvait parler, il te dirait que rien n’est éternel. Pas même les rois.
Le garçon rit d’incrédulité, mais je sentis que ces paroles portaient déjà en elles une vérité que même moi, solide et séculaire, ne pouvais ignorer.

La Révolution éclata. Toulouse ne fut pas Paris, mais elle vibra tout de même au rythme des changements. J’entendis les cloches sonner différemment, non plus pour appeler à la messe mais pour marquer des événements politiques. Je vis des foules en liesse quand on annonça la chute de la monarchie. Je vis aussi des visages fermés, inquiets, qui craignaient le désordre.

Sur mon dos, on passa des prisonniers escortés, des condamnés menés vers leur sort. Je n’oublierai jamais le silence lourd qui accompagnait certains cortèges. La foule regardait, mi-fascinée, mi-effrayée. Moi, je sentais seulement le poids de leurs pas, et je savais que ces vies basculaient.

Il y eut des violences. Des bagarres éclatèrent, parfois au beau milieu de mon tablier. Des cris, des coups, des pierres jetées. J’étais impuissant, obligé d’assister à ces déchaînements de rage. Le sang s’étala sur mes pavés plus d’une fois, et la pluie mit du temps à tout effacer.

Pourtant, tout n’était pas que désespoir. J’entendis aussi des rêves, des discours enflammés. Des jeunes, souvent, parlaient avec passion d’un avenir meilleur. Ils évoquaient une société plus juste, où chacun aurait une place. Ils croyaient que l’histoire pouvait changer, que leur génération allait ouvrir un nouveau monde. Je les écoutais, immobile, et j’enviais cette ferveur que moi, pierre inerte, ne pourrais jamais éprouver.

La Garonne, elle, restait témoin impassible. Ses eaux reflétaient les flammes des torches des cortèges nocturnes, les étendards brandis, les visages tendus. Parfois, dans ses grondements, j’avais l’impression qu’elle se moquait : les hommes croyaient bouleverser l’ordre des choses, mais elle, la rivière, continuerait toujours de couler, inlassable.

Lorsque la Terreur s’installa, je sentis un changement encore plus sombre. Les foules qui me traversaient n’étaient plus portées par l’enthousiasme, mais par la peur. Les chuchotements se faisaient plus prudents. Chacun surveillait ses mots, ses regards. On craignait les dénonciations, les arrestations. J’entendais les pas précipités de ceux qu’on emmenait, et je sentais leur frisson traverser mes pierres.

Puis, comme tout orage, la tempête s’apaisa. Lentement, un nouvel ordre s’imposa. Le temps de Napoléon approchait, et avec lui d’autres défilés, d’autres armées, d’autres rêves de grandeur. Mais moi, je restais le même. J’avais traversé la Révolution comme on traverse une crue : solidement campé, laissant le flot passer autour de moi.

Quand je repense à ces années, je ne me souviens pas seulement des cris ou du sang. Je me souviens surtout d’un frisson collectif, d’une ville qui avait pris conscience d’elle-même. Les Toulousains n’étaient plus seulement des passants pressés : ils étaient devenus acteurs d’une histoire qui les dépassait. Et moi, j’avais eu le privilège d’être leur témoin.

Je compris alors que ma mission n’était pas seulement de relier deux rives. J’étais là pour relier le passé au futur. Pour garder en moi la mémoire des époques, des joies comme des douleurs.

Ainsi s’acheva pour moi le siècle des révolutions. J’avais vu la chute d’un monde et l’émergence d’un autre. Et déjà, j’entendais au loin le bruit de nouveaux sabots, de nouvelles charrettes, de nouvelles machines. Le XIXe siècle approchait, et avec lui, d’autres bouleversements.

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