Chapitre 4
Le temps avait encore avancé, et moi, je n’avais pas changé. Mes pierres étaient un peu plus usées, mes arches portaient la marque de décennies de passages, mais je tenais toujours, solide et fier. Pourtant, autour de moi, le monde se transformait à une vitesse que je n’avais encore jamais connue.
Le XIXe siècle s’était installé, et Toulouse ne ressemblait plus à la ville que j’avais vue naître. Les sabots des chevaux claquaient encore sur mon tablier, mais bientôt, d’autres bruits vinrent s’y mêler : le grondement des premières diligences, puis le martèlement métallique des machines. Le progrès avançait, et il passait par moi.
Je vis arriver des charrettes plus lourdes, chargées de marchandises sorties des usines. Le coton, le cuir, les outils, les briques… tout circulait, et j’étais la voie de ce commerce effervescent. Le fleuve, lui aussi, se couvrait de barques plus grandes, transportant les produits d’une ville en pleine expansion.
Mais ce n’était pas seulement le commerce. C’étaient les hommes eux-mêmes qui changeaient. Ils parlaient différemment. Leurs conversations n’étaient plus seulement celles des paysans ou des bourgeois. J’entendais désormais parler d’ouvriers, de grèves, de travail à l’usine, de journées trop longues et de salaires trop bas. Une nouvelle classe sociale naissait, et avec elle de nouvelles colères.
Je fus le témoin de rassemblements houleux. Des groupes d’ouvriers traversaient mon tablier en chantant des airs revendicatifs, leurs voix résonnant contre mes pierres. Ils réclamaient justice, de meilleures conditions, du respect. Face à eux, je voyais passer aussi des patrouilles de soldats, fusils sur l’épaule, chargés de contenir les mouvements de foule. Moi, je ne prenais parti pour personne : je les portais tous, sans distinction.
La ville grandissait, s’élargissait. On construisait des routes, des places, de nouveaux bâtiments publics. Toulouse, que j’avais connue encore marquée par ses traditions médiévales, s’ouvrait peu à peu à la modernité. Et moi, Pont-Neuf, je restais son passage le plus sûr, son symbole de continuité.
Mais au milieu de ce progrès, il y eut un drame.
Je m’en souviens comme si mes pierres en vibraient encore.
C’était en juin 1875. Le printemps avait été pluvieux, la Garonne grossissait de jour en jour, mais les habitants ne s’inquiétaient pas trop : elle avait souvent grondé sans conséquence. Pourtant, cette fois-là, elle devint monstrueuse. Ses eaux montèrent, gonflèrent, déchaînées comme jamais je ne les avais vues.
La pluie tombait sans discontinuer. Le fleuve sortit de son lit, engloutit les berges, s’élança contre mes piles avec une rage incroyable. Les maisons voisines furent envahies, l’eau monta jusque dans les rues. Les Toulousains couraient, paniqués, criant, essayant de sauver quelques biens, quelques animaux, quelques proches.
Je résistais. Mes arches, percées de leurs grands “œils”, laissèrent passer le flot, mais la violence de l’eau était telle que je craignis, pour la première fois, de céder. Je sentais mes pierres vibrer, mes fondations trembler. Le fleuve m’encerclait comme un adversaire décidé à me détruire.
Je vis des hommes, des femmes, des enfants emportés par le courant. Leurs cris résonnent encore dans ma mémoire. Des barques chaviraient, des toits s’effondraient, des quartiers entiers furent dévastés. Toulouse pleurait, et moi, impuissant, je ne pouvais qu’assister.
Quand enfin les eaux se retirèrent, le désastre apparut dans toute son horreur. Des centaines de morts. Des familles entières disparues. Des rues méconnaissables. Le deuil s’installa sur la ville comme un voile noir. Et moi, je restai debout, mais marqué à jamais.
Depuis ce jour, je sus que même moi, l’ouvrage invincible, pouvais trembler devant la nature. La Garonne avait montré qu’aucune pierre, aucune construction humaine ne pouvait totalement la dompter.
Pourtant, malgré la peur, malgré la douleur, la vie reprit. Les Toulousains sont ainsi faits : ils pleurent, mais ils se relèvent. Bientôt, je vis de nouveau les marchés se remplir, les charrettes circuler, les enfants courir sur mon tablier. Le progrès reprit sa marche, comme si rien ne pouvait vraiment arrêter le flot du temps.
La fin du siècle approchait, et avec elle, de nouvelles inventions : les lampadaires à gaz éclairèrent mes nuits, puis l’électricité illumina mes arches. Les voitures firent leur apparition, bruyantes, étonnantes, attirant la curiosité des passants. Le monde changeait encore, et je m’y habituais, pierre après pierre, siècle après siècle.
Moi, Pont-Neuf, j’avais survécu aux colères de la Garonne et aux bouleversements des hommes. Mais au fond de mes fondations, je gardais la mémoire de 1875, comme une cicatrice invisible. Et je savais que d’autres tempêtes viendraient, d’autres guerres, d’autres révolutions. Mais j’étais prêt. Car mon rôle n’était pas de plier, mais de rester. Toujours.
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