Chapitre 4
Le traiteur revient avec un devis imprimé, soigneusement rangé dans une chemise cartonnée au logo doré. Nate prend le stylo qu'on lui tend sans hésiter, signe avec cette fluidité tranquille qui le caractérise, puis me le tend. J’hésite une seconde, le stylo suspendu entre mes doigts. C’est un geste simple, mais il a le goût d’un engagement, le poids d’un "oui" que je ne suis plus certaine de vouloir dire. Pourtant, je signe, parce qu'il m'aime et que je veux qu'il soit comblé.
A peine sommes-nous sortis que Nate reçoit un appel de sa mère. Elle a besoin de nous pour finir de décorer la salle. Nous nous mettons en route. J’espère secrètement que Zed sera là. Avec le recul, je me rends compte que la situation a déjà commencé à m’échapper. Il faut que l’on remette notre relation sur les rails et sur les bonnes. Je tente de me rassurer : si on omet le malaise de ce matin, je n’ai rien fait de mal. Je refuse de perdre Nate : il est mon roc, celui avec qui je bâtis ma vie. Je ne peux pas perdre Zed : il est un pilier de mon existence, que je le veuille ou non, il fait partie de moi. Il doit exister une solution à tout ça. Je suis sûre qu’on peut la trouver, ensemble, en faisant table rase de ces malaises et non-dits.
Lorsque nous arrivons, je croise le regard de Zed. Je tente de lui faire signe afin que nous puissions parler, mais il se détourne. Une boule d’angoisse me serre le coeur. Il a pris ses distances au cours des trois dernières semaines, et si cette distance durait ? Pire, et si elle s’intensifiait ?
La fin des préparatifs dure environ deux heures. Deux heures interminables où tout le monde s’active autour de moi, où chaque fleur arrangée, chaque mur décoré pourrait être une occasion de croiser Zed. Deux heures où mes craintes se confirment : dès que j’entre dans la même pièce que lui, il s’en va. Le silence qu’il m’impose est plus dur à encaisser que n’importe quelle confrontation.
Au bout d’un moment, je le vois partir dans la réserve pour ranger les restes de nappes en papier. Je saisis ma chance et le suis discrètement.
La réserve est très petite. Une table, une chaise et un porte manteau. Je ne vois pas de poignée sur la porte alors qu'elle dispose d'une serrure. Elle doit s'ouvrir avec un jeu de clé ou de l'intérieur... Une idée commence à germer en moi. Je prie pour que Zed ait les clés, son téléphone, ou qu'il y ait véritablement une poignée, sinon il aura de bonnes raisons de m'en vouloir.
Après quelques secondes à débattre avec moi-même, je décide de me jeter à l’eau. Tandis que Zed dépose les nappes sur la table, je referme la porte derrière nous, comme ça, nous serons tranquilles.
Alerté par le bruit, Zed se retourne. D’abord surpris, il fronce les sourcils en me voyant.
- Zed…, je commence.
- Quoi ? me coupe-t-il.
Ok, ça s’annonce bien…
Je ne me laisse pas démonter. Je tiens à notre relation. J’ai tout fait pour la préserver. Pas question d’abandonner.
- Je sais pas si c’est volontaire ou pas, et j’espère sincèrement que non… Mais… Tu m’évites, lui confié-je.
- Je sais.
Aïe.
Ses deux petits mots me frappent comme un coup de poing. Je sens ma gorge se serrer et ma poitrine se comprimer. Je me force à demander :
- Pourquoi ?
- A ton avis ?
Zed me foudroie du regard. La rancœur que je lis dans ses yeux est presque insoutenable. J’ai l’impression que mon cœur est en lambeau.
- Tu avais promis, je souffle.
- Quoi ?
- Tu avais promis que tu ne me tournerais pas le dos.
J’énonce ça non seulement comme un fait, mais aussi comme un reproche : il avait promis.
Il soupire, s’assoit et se prend la tête dans les mains.
- Il faut croire que j’ai menti.
Ses mots sonnent comme autant de lames. Mon souffle se bloque un instant.
- C’est pas juste, je murmure.
- Ouais, lance-t-il en se redressant. C’est ce que je me dis tous les jours depuis trois ans en vous voyant, continue-t-il acide.
Il croise les bras et s’appuie contre le dossier de la chaise. Tout dans sa position et dans son ton m’indique que, d’après lui, tous les torts me sont dus. Cette attitude me blesse plus que je ne veux l’admettre. J’estime ne pas avoir mérité un tel traitement.
- Tu n’as pas le droit de me dire ça. J’ai tout fait selon toi. Selon ce que tu voulais. Statu quo, tu te rappelles ? Et bien, pour ta gouverne, statu quo ça veut dire qu’on ne change rien. Sauf que dans les faits ça n’est plus possible. Car tu sais que tu me plais et je sais que je te plais. Tout a changé. Mais j’ai accordé mes actes selon ce que toi tu pensais, je t’ai laissé de l’espace parce que je voulais ménager ce que tu pouvais ressentir. Tu dis que tu seras toujours là pour moi, mais au final, je ne suis même pas sûre que tu te sois ne serait-ce que posé la question de ce que je ressentais, de ce que ça me fait à moi.
Je m’arrête un instant, le souffle court. Je m’attends à ce qu’il dise quelque chose. N’importe quoi. Mais il reste silencieux, à me dévisager à l’autre bout de la pièce.
- Tu n’as pas le droit de me dire ça… C’est pas juste. C’est juste… pas juste.
Un ange passe.
- Et qu’est-ce que tu ressens ?
- Tu ne veux pas m’entendre dire ça, je lui rappelle.
Et c’est vrai. Il ne veut pas que je lui dise combien il compte. Pourtant, il veut continuer à être spécial. Il prend soin de moi mais m'ignore à peine quelques heures plus tard. Je ne sais plus comment aborder le sujet avec lui. A chaque fois que j’ai essayé, il s’est braqué. Il me semble si loin désormais, presque hors d’atteinte. Je ne veux pas courir le risque de le voir s’éloigner encore plus.
- La dernière fois que tu m’as appelé à l’aide, c’était plus ou moins un piège… m’accuse-t-il en détournant le regard. Mais je pense ce que j’ai dit. Je suis là pour toi. Ça vaut pour aujourd'hui, demain et les jours d'après. Qu’est-ce que tu ressens ?
Il est de nouveau avec moi mentalement, mais il ne me regarde plus. C’est probablement mieux vu ce que je m’apprête à dire.
- J’ai mal Zed… Alors, pas comme toi, c’est sûr. Mais c’est absolument horrible d’avoir l’impression de trahir ton frère en pensant à toi et d’avoir l’impression de te trahir toi quand je suis avec lui. Je me sens déchirée. J’étais soulagée que ton dernier CDD prenne fin parce que ça voulait dire que tu revenais. Et j’ai pleuré comme une conne pendant une heure quand j’ai appris que tu repartais parce que je savais que je n’allais plus te revoir. J’ai eu mal partout pendant des heures avant d’affronter ma douleur. J’avais mal à la tête, à la gorge, au cœur et au ventre. Tout mon corps hurlait de douleur parce que tu n’allais plus être là. Et cette douleur c’était rien comparé au jour où je t’ai fait cracher le morceau. J’ai cru que mon cœur allait sortir de mon corps tellement il battait fort. Je tremblais comme une feuille. Je devais serrer mon téléphone pour éviter qu’il ne m’échappe des mains. Et j’ai pleuré, pleuré. Plus que tu n’imagines. Sans avoir personne à qui parler parce qu’au fond, qui pourrait comprendre ce que je vivais ? Qui pourrait m’entendre dire que j’ai envie de quelqu’un qui n’est pas mon fiancé ? Que je suis accro à l’odeur de son petit frère…
Je parle sans m’arrêter. J’ai ouvert les vannes et je ne peux plus me stopper. J’ai besoin de lui dire ça. J’ai besoin d’être totalement transparente avec lui. Parce que les non-dits ne peuvent que nous blesser ou nous éloigner davantage.
- Depuis toujours quand je viens chez tes parents, je dors dans ton lit pour la même raison. Pas juste parce que Nate ronfle mais bel et bien parce que ton odeur m’apaise. A chaque fois que je te vois j’ai l’impression que je dois aller vers toi. Je n’arrive pas à passer une minute loin de toi. Quand tu es dans la même pièce que moi, je dois être près de toi. Pourquoi est-ce que tu crois que je t’ai dit que j’aimais entendre ta voix à la fin de ma journée ? J’étais totalement sérieuse. C’est comme me plonger dans un bain chaud. Je t’appelle pour avoir de tes nouvelles mais aussi parce que j’aime le son de ta voix. Elle me berce.
Je marque une pause. Il n’a pas bougé durant toute ma tirade. Alors je vais jusqu’au bout. Je dis ce que j’aurais dû dire quand je l’ai confronté au téléphone.
- La première fois que je t’ai vu, tu sais ce que j’ai ressenti ?
Il me regarde enfin. Je sens mon courage et ma détermination flancher. Ce que je m’apprête à dire pourrait nous briser définitivement. Je sens mon coeur battre à tout rompre, mais je dois terminer ce que j’ai commencé. Je dois tout dire.
- Tu ne m’as pas juste attirée, tu m’as happée. C’était pas une attirance sexuelle ou mentale, c’était de la physique pure et dure comme celle qu’on étudie à l’école. Tu étais un putain d’aimant ! Et c’est toujours le cas... Zed, tu n’as pas idée de la violence de tout ce que tu me fais ressentir.
Après un énième silence, il secoue la tête.
- On ne peut pas faire ça.
Et là je vois rouge. J’en ai marre de m’épancher quand lui ne semble voir que le mal en moi.
- Mais qui a parlé de faire quoi que ce soit ? je peste. Est-ce que je fantasme toujours sur toi ? Ooooh oui. Est-ce que je me demande cent fois par jour quel gout peuvent bien avoir tes lèvres ? Ou quelle sensation ça me ferait d’enrouler mes jambes autour de toi à nouveau ? - il tressaille à cette évocation - Oui, bien sûr. Mais je fais la différence entre mes fantasmes et la réalité. Jusqu’à preuve du contraire, je ne t’ai jamais sauté dessus… Ce matin, c’est bien toi qui t’es placé au-dessus de moi, non ? Je n'ai rien fait que tu n'aies pas initié. Tu te rends même pas compte à quel point tu es injuste avec moi. Je ne suis pas plus responsable que toi de cette situation de merde mais j’en suis victime tout autant que toi. Et j’aurais aimé un peu de soutien de la seule personne qui peut me comprendre.
Naïvement, je garde l’espoir qu’il me dise qu’il comprend, qu’on va surmonter ça ensemble et pas chacun dans notre coin, comme pour une rupture, mais il se tait, comme toujours. Le silence s’étire, si lourd et dense qu’il semble palpable. Je sens mon cœur se déchirer un peu plus à chaque seconde. Zed, lui, ne cille pas.
Lorsque je suis sûre qu’il ne me parlera pas, je décide de tourner les talons. Je ne peux pas rester dans la même pièce que lui - pas quand il me regarde avec autant d’indifférence.
Alors que j’attrape la poignée intérieure, il abat sa main droite sur la porte, la refermant aussi sec. Je sens sa chaleur contre mon dos. Une minute passe sans qu’aucun de nous ne bouge puis je me retourne. Il maintient toujours la porte fermée mais garde le visage rivé sur le sol. Ses épaules sont tendues et sa main gauche n’est plus qu’un poing serré.
Ma surprise passée, je vois enfin à travers son masque. Il ne le dira pas – il n’a pas besoin de le dire – mais il a mal. Alors je fais ce qui me semble juste. Si j’ai besoin qu’il soit là pour moi, j’en ferai toujours tout autant pour lui. J’abandonne ma fureur et passe une main sur sa joue.
- Zed… ?
Je tente de relever son visage mais il ne me laisse pas faire. A la place, il me repousse doucement contre la porte, repliant son bras. S’appuyant désormais sur son avant-bras, il colle son front au mien.
Comme toujours, son odeur me trouble. Probablement plus encore étant donné que nous sommes plus proches physiquement que nous ne l’avons jamais été. Je me laisse aller à cette proximité et ferme les yeux en inspirant profondément.
Soudain, Zed relève la tête, détachant nos fronts et j’ouvre les yeux. Il me regarde, les yeux empreints d’une gravité et d’un sérieux que je ne lui reconnais pas. Ses pupilles sont dilatées, il semble désemparé, presque vulnérable. Ses yeux oscillent entre mes yeux et mes lèvres pendant quelques secondes.
Je devrais le repousser, je devrais vouloir le repousser. Sa proximité, plus forte que jamais, m’envoute. Je suis consciente que chaque seconde qui passe nous rapproche d’un point de non-retour. Je sens venir, je vois venir ce qui va se produire mais je ne fais rien pour l’en empêcher. Zed se penche sur moi. Et…
Oh putain de merde !
Ses lèvres se posent sur les miennes avec la douceur d’une plume. Je laisse échapper un gémissement. Tant de surprise que de plaisir. Un frisson de désir, mêlé de culpabilité, me traverse. Ses lèvres sont d’une douceur et d’une délicatesse incroyables. Collé contre moi, je sens toujours une tension dans ses muscles, et dans une autre partie de son anatomie. Il pose une main contre ma joue, m’approchant encore plus et quelque chose en moi cède. Mon cœur s’affole et sans que j’y pense, je passe mes bras autour de son cou. Zed se raidit l’espace d’un quart de seconde, mais lorsqu’il me sent l’attirer encore plus à moi, il repart de plus belle à la conquête de mes lèvres. Il m’embrasse avec une urgence qui me coupe le souffle.
Il cesse de s’appuyer à la porte et pèse un peu plus sur moi. Notre baiser devient plus sauvage, plus charnel. Sa main empoigne un de mes seins, l’autre descend agripper mes fesses… De mon côté, ma langue cherche la sienne, mes mains parcourent son corps, mes doigts sont enfoncés dans ses cheveux, ma jambe accrochée à sa taille…
J’ai envie de le toucher. De partout. De découvrir son corps tout entier. Je déboutonne son pantalon et glisse ma main à l'intérieur. Je sens son sexe dur et chaud à travers son boxer. Il me paraît bouillant comparé à la froideur de mes mains… Pourtant, ce contraste ne semble pas le déranger, au contraire. Je l’entends râler et j’en veux plus…
Zed passe ses mains sous mon t-shirt et le retire doucement, découvrant ma peau. Je frissonne, portée par le tourbillon de sensations. Mes mains glissent dans son pantalon, serrant ses fesses avec intensité. Je le plaque contre moi, le corps contre corps, perdue dans cette fièvre qui nous emporte sans aucune retenue.
Tout autour disparaît. Il n’y a plus que le contact brûlant de nos peaux, la chaleur de nos souffles mêlés, le désir qui nous consume.
Tout à coup, quelque chose vibre entre nous. C’est son téléphone qui sonne… C’est un électrochoc. Zed et moi cessons de nous caresser mutuellement et nous écartons l’un de l’autre.
Bon dieu de merde ! Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
Tout aussi affolé que moi, Zed me fixe, l’air perdu. Il cligne des yeux plusieurs fois, secoue la tête et décroche enfin.
- Allô ?
Sa voix est enrouée. Il se racle la gorge et répète :
- Allô ?
Je n’entends pas son interlocuteur.
- Ok. […] Oui, elle est avec moi. […] Non, on va rester ici. […]
Il se retourne puis continue :
- Oui, on a pensé pareil niveau timing. On s’est dit qu’on pourrait rester un peu plus longtemps pour nettoyer, finir de bien placer les tables et tout… […]
Plus la conversation avance, plus je le sens se tendre. Il regrette. C’est certain. Je me prépare à son rejet. Je replie mes bras autour de moi, comme s’ils pouvaient me préserver de la douleur à venir.
- Oui, voilà. […] Ok. Et on se retrouve direct à la salle ou à la maison ? […] Ok ça marche. A plus.
Il raccroche et met une quinzaine de secondes à se retourner. Je suis toujours à moitié nue, recroquevillée contre la porte. Je l’observe sans rien dire. Je vois dans ses yeux que je l’ai à nouveau perdu. Il s’est refermé aussi vite qu’il s’est livré.
- Est-ce que ça va ? je demande.
- Oui, c’était mon père. Ils vont rentrer se préparer et aller chez le traiteur dans la foulée. On doit tous se retrouver à la maison.
- Oh. D’accord.
Il se penche et ramasse mon t-shirt avant de me le tendre.
- Ouais… Du coup, je sais pas si t’as entendu mais j’ai proposé qu’on range et qu’on place les tables.
J’ignore si le lien que j’ai réussi à établir avec lui est toujours là. En tout cas, la connexion semble rompue.
Ses yeux sont de nouveau tellement sérieux. C’en est douloureux. Du bout des doigts, je récupère mon t-shirt, prenant soin de ne pas le toucher, ne me faisant pas suffisamment confiance pour ne pas reperdre les pédales.
Je le vois me scruter tandis que je fais glisser le tissu par-dessus ma tête et l’enfile. Il reboutonne son pantalon et me dit :
- Bon, on est de nouveau présentable. Allons gérer cette salle.
Interloquée, je ne bouge pas. Il attend un moment, puis il me décale doucement mais fermement de la porte avant de l’ouvrir. Il replace la cale et sort au moment même où le minuteur s’achève. La lumière s’éteint et je reste interdite quelques secondes, seule dans la réserve.
Il m’a laissée. Ça fait un mal de chien. Je culpabilise en me disant que ce sentiment d’abandon, c’est certainement ce qu’il ressent à chaque fois que je suis proche de Nate, mais ça n’enlève rien à la douleur. Le silence et le froid autour de moi sont oppressants, en totale contradiction avec la flamme qui nous animait.
Lorsque je sors à mon tour, je le vois affairé avec un balai à l’autre bout de la salle. Si j’avais été quelqu’un d’autre, je n’aurais probablement pas remarqué la tension dans ses épaules et dans sa mâchoire ; que ses poings sont serrés sur le manche à s’en rendre les jointures blanches. Mais je suis Maud et c’est Zed. Je le vois. Toujours.
Je me dirige vers les marque-places négligemment posés sur le bar et commence à organiser ce qui traîne. A l’autre bout de la salle, Zed semble perdu dans ses pensées, à ruminer quelque chose qui m’échappe encore. Je dois lui laisser le temps de digérer tout ça : les mots que je lui ai dits, l’intimité que nous avons partagé. C’était inespéré, fugace, chaotique, mais réel. Il n’aurait pas agi ainsi s’il comptait m’écarter définitivement. Je tente de me convaincre qu’il me reparlera en temps voulu. Sans grand succès.
Annotations
Versions