Chapitre 1
Je suis assise à mon bureau, figée, les doigts crispés et tremblants autour de mon téléphone, les yeux rivés sur l’écran. Derrière la vitre du salon tout semble si étrangement normal : les bruits feutrés de la circulation, les piaillements des oiseaux, le soleil qui dessine des ombres paisibles sur l’herbe. Il y a quelque chose d’irréel dans cette tranquillité, un décalage frappant avec la tempête émotionnelle qui fait rage en moi.
Mes pensées se bousculent, tourbillonnent et se percutent tandis que je relis mon brouillon pour la centième fois.
« Salut Zed.
Dis-moi, une fois tu m’as dit que si j’avais besoin, tu serais là pour moi. Si tu étais sincère, j’aurais vraiment besoin de ton aide.
Bisous »
Zed… Cet homme que je n’ai vu qu’une poignée de jours en trois ans - la faute à ses CDD à répétition à l’étranger - mais avec qui j’échange presque quotidiennement. À chaque rencontre, ses gestes et ses mots devenaient à la fois plus séducteurs et plus ambigus, alimentant mon propre désir coupable. Une étreinte trop appuyée, des coups d'œil sur mon corps, des surnoms trop affectueux pour être innocents, des taquineries sur la fin programmée de ma relation avec mon fiancé…
Je n’ai jamais osé le confronter de peur de briser le lien que j’ai créé avec lui, de révéler les sentiments qu’il m’inspire si lui ne ressent rien. Pourtant, avec l’arrivée prochaine de mon mariage, je dois avoir le fin mot de l’histoire.
Je relis encore mon message, me demandant si je devrais changer un mot, une tournure, ou simplement tout effacer.
Oh et puis zut ! Un peu de cran, Maud !
Je raffermis ma prise sur mon téléphone, une boule dans l’estomac, et appuie sur le bouton “Envoyer”. Un frisson glacé me parcourt lorsque l’accusé de réception s’affiche. Je repose le téléphone sur le bureau, très doucement, comme s’il s’agissait d’un objet fragile ou dangereux, prêt à exploser. Mon regard ne le quitte pas, comme si le simple fait de le surveiller pouvait influer sur la rapidité de réaction de Zed.
Les secondes s'étirent doucement, mais chaque minute me semble une éternité. Plus j’attends, plus le temps semble ralentir, se dilater jusqu’à devenir presque douloureux.
Allez, Zed… Tu ne dors pas, tu n’as pas commencé ton service… Alors pourquoi tu ne réponds pas ?!
Lorsque mon téléphone vibre enfin, mon coeur manque un battement. Je décroche et mets mon plan à exécution. Dès que j'entends sa voix, un apaisement familier m'envahit, mais il est entaché par une tension sourde qui ne cesse de grandir. On échange quelques banalités et je m’aventure dans le vif du sujet :
- C’est à propos d’un gars. Depuis un moment entre nous c’est… bizarre.
- Comment ça, bizarre ?
- On a accroché super facilement, super vite. Mais plus ça va, plus j’ai l’impression qu’il y a des sous-entendus dans ce qu’il me dit, qu’il me regarde différemment. Zed, l’autre jour, je suis presque sûre qu’il m’a embrassée dans le cou !
- Tu te fais draguer ? rit-il. Attention, Nate va être jaloux.
- Pour ça il faudrait qu’il puisse être témoin de ce qui se passe. Mais avec le gars, on se voit rarement… Il est toujours parti au quatre coins du monde. Et puis, c’est tellement subtil que, même moi, je suis sûre de rien. Peut-être que j’interprète mal… Le problème, c’est que plus il agit comme ça, plus je…
Je marque une pause, pesant une dernière fois le pour et le contre de ce que je m’apprête à dire.
- … plus je ressens quelque chose, je conclus.
- Tu veux dire que tu pourrais craquer ? demande-t-il après un court instant.
- Je crois que j’ai déjà un peu craqué. Et ça me terrifie. Parce que si je me trompe, ça veut dire que je vois des choses inappropriées sans raison. Et si j’ai raison… Je t’avoue que je ne sais pas jusqu’où ça pourrait aller.
- Tu sauras pas si tu ne dis rien. Franchement, arrête de te prendre la tête toute seule. Tu le prends entre quatre yeux et tu parles de tout ça.
Je me fige. C’est l’ouverture que j’attendais. Mon cœur tambourine dans ma poitrine.
- Ok, c’est ce qu’on est en train de faire. Zed, le gars dont je te parle… C’est toi.
C’est dit. Les mots flottent dans l’air comme une vérité irrévocable. Le sang bourdonne à mes oreilles, mes muscles se crispent et le silence qui suit me semble interminable, comme si le temps venait de s’arrêter. Je commence à penser qu’il a peut-être raccroché, ou que je n’ai fait que rêver cette interaction, mais sa voix me confirme que c’est bien réel.
- Oh, lâche-t-il.
Le silence pèse, mais je m’y accroche, incapable de risquer un mot de trop. Une seule maladresse pourrait causer davantage de dégâts.
- Oh, merde ! Euh… Donne-moi deux secondes… Je… Faut que… Euh… Bon, alors, lâche-t-il soudain. Si tu n’avais pas été avec Nate, oui. Il aurait pu se passer quelque chose. Clairement. Mais voilà, t’es avec lui. T’es avec mon frère, répète-t-il comme pour se raisonner. Et moi je suis en Grèce... Enfin voilà. C’est vraiment la merde, là. On approche trop de la ligne rouge. Je pense que le mieux c’est statu quo…
- Zed ? je le coupe.
- Oui ?
- Tu ne vas pas me tourner le dos, hein ?
- Quoi ? Non, non, bien sûr que non.
- Promis ?
- Bien sûr, promis. On continuera toujours de se parler.
Il marque une courte pause pendant laquelle ni lui ni moi ne prononçons un mot.
- Cela dit, ne m’écris pas pendant un moment, dit-il. Je pense que ça nous fera du bien de prendre de la distance. Je te dirai quand tu pourras m’écrire.
Lorsqu’il me dit qu’il doit raccrocher, je lutte pour ne pas craquer, pour ne pas me mettre à pleurer.
Clic.
Voilà. Je sais. Il sait. Mon univers a basculé, mais la nouvelle situation est tout aussi inconfortable, si ce n’est plus. J’ai cette sensation épouvantable de vide, de froid… de deuil.
Je passe le reste de la journée comme un zombie, mon esprit engourdi, mes gestes mécaniques. Je reste collée à mon portable, laissant mon meilleur ami me réconforter du mieux qu’il peut, mais ses mots ne m'atteignent plus vraiment. J’essaie d’admettre que j’ai bien fait et que tout va s’arranger, que notre relation n’est pas brisée, qu’après quelques jours pour digérer, Zed continuera de m’écrire et de m’appeler.
En mon fort intérieur, je sais que je me berce d’illusions. C’est Zed. Il fuira la situation et ses émotions autant qu’il le pourra, comme il le fait toujours.
Il est fort probable que je ne le revois pas avant un long moment, voire pas du tout avant mon mariage. Qu’il me contacte ou non, je reste persuadée que notre prochaine entrevue sera tendue : j’ai changé la donne, on ne peut plus se voiler la face. En tout cas, moi, je ne peux plus.
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