Chapitre 3.5
Nate conduit en silence, concentré, dans cette posture droite et légère à la fois, propre à ceux qui ont l’habitude de tout maîtriser sans jamais en faire trop. Une playlist tranquille d’un groupe de country québécois s’échappe doucement des enceintes ; il tapote le volant en rythme, presque distraitement. À ses côtés, bercée par la répétition apaisante des paysages qui défilent et par la régularité de sa présence, tout me semble stable, facile, rassurant — même la route, même les heures, même cette étape que j’appréhende un peu.
Je l’observe par instants, à chaque changement de voie, à chaque soupir face au GPS capricieux, à chaque fois qu’il fredonne sans vraiment y penser. Son assurance tranquille me touche, et dans la candeur précise de ses gestes, je lis cette droiture silencieuse que j’admire tant. Nate, c’est l’homme qui me tient debout quand le monde chancelle. Il est mon ancrage, celui qui ne doute jamais.
Quand nous arrivons enfin chez le traiteur, une nervosité discrète me saisit. Nous en avons déjà vu quatre, tous écartés d’un revers de jugement par Nate, jamais tout à fait à la hauteur. J’espère sincèrement que celui-ci sera le bon — pour qu’on en finisse, peut-être, mais surtout pour qu’il ait ce qu’il cherche, ce mariage qu’il façonne avec autant de soin qu’il met à m’aimer.
Le lieu est élégant sans ostentation, chic sans prétention, une subtilité rare. Le traiteur est un homme souriant, un peu trop présent peut-être, mais je ne lui en tiens pas rigueur : il fait son travail, essaie de bien présenter. Il nous installe dans un petit bureau chaleureux où les menus sont déjà disposés sur une table en bois clair. Un parfum de cuisine flotte dans l’air, discret mais engageant.
Après quelques minutes d’attente, le traiteur revient avec un petit chariot chargé d’assiettes savamment dressées, qu’il dépose une à une devant nous. Nate picore dans tous les plats, goûtant, testant, vérifiant comment les saveurs se mêlent, gageant sur les réactions de nos futurs convives.
Moi, je reste là, à côté de lui, le regard vague, reproduisant ses gestes, tentant de me convaincre que cette journée compte, qu’elle est précieuse, qu’elle deviendra plus tard un souvenir doux à dérouler comme une pellicule un peu fanée.
Je pourrais me concentrer sur ce qui se trouve devant moi, mais mon esprit vagabonde, revenant sans cesse à cette question. Pourquoi faut-il que ce mariage soit si grand, si bruyant, si… imposant ?
Je déteste être le centre de l’attention, être observée, scrutée. L’idée même de la foule, de la robe imposante, des regards posés sur moi, de ma présence permanente imposée… ça m’oppresse, m’étouffe. J’ai toujours été comme ça : je préfère la compagnie d’un bon livre que celle de personnes réelles.
Nate, lui, rêve de tout cela, pas pour lui, mais pour nous - pour moi, peut-être même - et c’est là que les choses se compliquent.
Au moment du dessert, Nate prend le menu posé près de lui et pose des questions au traiteur : est-il possible de faire des changements dans les accompagnements, quel est le vin prévu avec ce plat, peut-on ajouter des fûts de bière de telle marque… Il a ce ton, précis et légèrement professoral qu’il adopte quand il est sûr de ce qu’il veut. Ces petites modifications sont possibles d’après le maître des lieux.
Nate relit rapidement la carte, et, comme s’il venait de résoudre une équation, déclare d’un ton calme et satisfait :
- Bon. A mon avis, tout est parfait., sourit-il. Il nous faudra une dizaine de fûts de bière pour le vin d’honneur avec le buffet A. Pour le repas, ce sera le velouté de butternut en entrée, le filet de bœuf avec la réduction au vin pour le plat, et cette crème-là en dessert. C’est cohérent, festif sans être trop lourd, je pense que ça plaira. T’as aimé aussi, non ? demande-t-il en se tournant vers moi. Ça te va si on prend ça ?
- Oui, ça me va, je réponds doucement, un léger sourire qui traverse mes lèvres.
Le traiteur hoche la tête et quitte la pièce.
Au fond, peu importe si ce n’est pas ce que j’aurais choisi pour moi, peu importe si j’aurais préféré n’avoir que deux témoins et fêter l’évènement en comité restreint au restaurant du coin. La seule chose qui m’importe, c’est qu’il ait ce mariage dont il rêve. Je le fais pour lui. C’est une façon de lui rendre les trésors d’attention dont il me couvre au quotidien : me caresser le dos chaque soir pour que je m’endorme plus sereinement, m’offrir un bouquet de fleurs à chaque mois qui passe, m’emmener dans une serre de papillons, en pique-nique au milieu d’un champ de fleurs sauvages… Je me sens comme une princesse avec lui.
Il mérite son mariage de prince. Tout ce qu’il veut, c’est me voir heureuse dans son monde à lui. Pourquoi est-ce que je le lui refuserais ?
Cette question à peine posée, qu’un prénom remonte en moi. Un visage qui s’impose à mon esprit. Un sourire que je devrais oublier, mais qui s'incruste, insistant, comme un parfum dans une pièce fermée. Un regard qui vibre dans ma poitrine, jusqu’à me faire frissoner.
Zed.
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