Chapitre 6 - Partie 2
Nous profitons de l’arrivée des derniers convives pour nous fondre dans la foule. Je prends un instant pour saluer un à un les membres de ma future famille par alliance, leurs visages bienveillants me réchauffant un peu malgré moi. Un d’entre eux entonne « Joyeux anniversaire », et bientôt la salle entière se joint à lui dans un chœur enjoué.
Malgré la bonne humeur, mes mains moites me rappellent que les grands rassemblements ne sont pas faits pour moi. Je suis trop facilement submergée par les émotions des autres, par la chaleur humaine qui se diffuse autour de moi, par l’euphorie ambiante qui semble trop forte, trop bruyante. Les sourires, les regards bienveillants, l’effervescence… Cette agitation constante m’irrite comme un bruit de fond dissonant, créant une douleur sourde à la base de mon crâne.
Discrètement, je m’échappe vers le bar, espérant trouver un peu de calme. Malheureusement, comme pour accentuer mon malaise, je ne trouve pas le cidre rosé que nous avons apporté et qui aurait pu m’aider à me poser. Je me rabats, sans trop de joie, sur un verre de jus de fruit. Je me fige un instant, verre en main, alors que mes yeux se perdent dans la foule qui s'agite autour du bar : des éclats de rire, des bises, des conversations qui s'enchevêtrent, des cris joyeux…
J'ai besoin de plus de distance, de plus de calme. Loin de ce tourbillon, je pourrais respirer.
Je repère une table isolée dans un coin. Sans hésiter, je me dirige vers elle, espérant enfin trouver un peu de répit.
Au bout de quelques minutes, Nate et Thomas me rejoignent. Nous rattrapons le temps perdu depuis notre dernière rencontre. Tout se passe bien pour lui à l’école et il nous partage quelques anecdotes sur ses élèves et ses collègues. Je souris franchement, touchée de voir que la voie qu’il a choisie semble lui apporter un tel enthousiasme.
Entre deux histoires de collège, je repère Zed se faufiler jusqu’à nous. Sa seule présence rend ces rassemblements familiaux infiniment plus supportables. Tandis qu’il approche, je distingue une des bouteilles de cidre qui m’étaient destinées dans ses mains. Je reste figée un instant tandis qu’une vague de gratitude m'envahit.
Il semble toujours deviner ce dont j’ai besoin, avant même que je le réalise, avec une simplicité désarmante, comme si c’était naturel. Avec lui, je n’ai jamais à me forcer. Lorsqu’il baisse sa garde et qu’il s’autorise à être lui-même, il me donne ce sentiment rare d’être à ma place.
- Pour vous milady, dit-il avec cette pointe de théâtralité qui n’appartient qu’à lui, en me tendant une coupe.
La tension de la soirée s’éloigne comme un mauvais rêve. Je rentre dans son jeu.
- Vous êtes trop bon, milord.
- Ma copine ! Danse avec moi, danse avec moi !!!! Piaille une petite voix à travers la salle.
- Orlane à 3h, rigole Tom.
Je n'ai pas le temps de profiter de mon verre, car la petite Orlane se jette sur moi avec toute la fougue de ses 4 ans. C’est la plus adorable petite fille que j’aie jamais vue. De longues boucles blondes encadrent son visage poupin, à demi mangé par de magnifiques yeux bleus turquoise. De toute la famille, je pense que c’est elle qui m’a adoptée le plus rapidement.
Nous étions chez l’oncle de Nate, le grand-père de la petite. Une émission pour enfants passait à la télé, et Orlane la regardait assise sur le canapé. Fuyant comme toujours les longs repas et les attroupements, je l’avais rejointe. Une de mes chansons d’enfance était alors passée à l’écran. Je l’avais chantonnée gaiement, me laissant envahir par la nostalgie. Orlane, curieuse, s’était penchée pour me regarder avec sa petite tête sur le côté, avant de venir s’asseoir d’autorité sur mes genoux et de chanter avec moi, ses mots approximatifs compensés par sa conviction.
C'est un des souvenirs de ma vie que je chéris le plus. Un moment doux, simple et sincère. Voilà pourquoi je quitte ma chaise de bon cœur pour me lancer sur la piste avec elle.
Notre moment de complicité n'est que de courte durée car quelqu’un annonce l’ouverture du buffet. Je retourne m'asseoir près du trio de frères. D'autres membres de la famille nous rejoignent. Nate se lève et nous ramène deux assiettes. La soirée suit son cours : l’alcool et la musique vont bon train, les surprises et animations s'enchaînent. Malgré le bruit et le nombre de personnes autour de moi, je passe vraiment un bon moment. Enfin… il pourrait être parfait si Zed décrochait le nez de son écran de son téléphone portable. Nous n’avons pas échangé un mot depuis la coupe de cidre. Cette distance m’agace et me frustre plus que je ne voudrais l’admettre.
L'interlude entre le buffet et le dessert vient enfin : la piste de danse est officiellement ouverte. Je me lève d’un bon, retire mes chaussures et m'y dirige pleine d'entrain. Danser me fait du bien. Ça m’aide à me vider la tête.
La musique emplit l’air. Les basses vibrent dans mes pieds, dans mes jambes, dans tout mon corps. Chaque note, chaque battement me traverse comme une caresse invisible, effaçant les pensées qui me perturbent. Tout se dissout dans la musique. Mon corps prend le relais, et je me sens enfin libre, légère comme l’air. Tourbillonnant sur la piste, je me laisse porter par les basses et la batterie.
Nate me rejoint rapidement. Il adore me voir me trémousser. Je sais qu’il n’est pas toujours à l’aise avec les variations de tempo. Ça le rend maladroit dans ses mouvements. Ses gesticulations me donnent envie de rire et de le prendre dans mes bras tout à la fois.
De temps en temps, il prend ma main et essaie de calquer ses pas sur moi. Mais ce n’est pas une franche réussite.
Il est adorable mon homme.
Je joue le jeu quelques minutes, le laissant me faire tourner.
- Je t’aime mais qu’est-ce que tu danses mal, je rigole.
- Ah mais ça, c’est fait exprès, badine-t-il. Si j’avais trop de qualités, tu t’ennuierais.
Il me fait faire une dernière pirouette et je m’éloigne doucement. Après quelques minutes, je le vois partir de son côté, slalomant entre les danseurs.
Les musiques s’enchaînent. Je lance mes bras en l’air, je sautille, je me déhanche... L’air est chaud et empli de corps en mouvement, de voix et de rires. Je devrais probablement m’hydrater dans peu de temps, mais pour l’instant, je me laisse porter, savourant la fraîcheur du carrelage sous mes pieds nus. La musique, d'abord techno, puis rock, twist, madison, me fait vibrer de la tête aux pieds. Chaque mélodie me traverse comme une onde, me libère de la tension que j’avais accumulée. Chaque pas, chaque mouvement est une forme de catharsis, une respiration. Puis soudain… Une ballade. Un slow.
Enfin quelque chose que je peux danser convenablement avec Nate.
Je balaye la salle des yeux, cherchant la silhouette familière de Nate, mais il est introuvable. À la place, mon regard s’arrête sur Zed, assis dans l’ombre, en train de discuter avec Thomas. Il a posé son téléphone et semble enfin un peu plus présent.
Est-ce qu’il accepterait de danser avec moi ?
La pensée flotte, fugace, dans l’air. Je m’approche de lui, le cœur légèrement accéléré, et lance, sans grande conviction mais avec une pointe de défi :
- Motivé pour danser ?
Il se détourne de son frère et me dévisage comme si j'avais soudain un troisième œil au milieu du front. En un instant, il retrouve son masque de nonchalance.
- Puisqu’il le faut.., rouspète-t-il en se levant.
Sa main s’enroule autour de la mienne, et je sens mon cœur s’emballer un peu plus fort. Sans réfléchir, je l’entraîne avec moi sur la piste.
- Comment tu veux faire ça ? me demande-t-il, visiblement mal à l’aise.
- Laisse-moi faire, je souffle.
Je nous mets en position de valse et nous commençons à piétiner en tournant doucement.
- Je vais essayer de pas te marcher sur les pieds, plaisante-t-il.
- Oui, surtout que moi je suis pieds nus, j’ajoute en jetant un oeil vers ses chaussures.
- Quelle idée aussi…
Je ris.
- J’ai toujours dansé comme ça. Je ressens les vibrations de la musique dans l’air. Alors ça, ça me donne un lien avec la terre ferme.
- Hein hein, acquiesce-t-il avec une moue moqueuse.
- Te moques pas de moi, toi ! je rigole en lui donnant une tape sur l’épaule.
- Non, c’est vrai que c’est parfaitement normal comme attitude.
Son ton est toujours aussi espiègle, son visage toujours moqueur, mais ses yeux sont tendres. Nous dansons sur la piste comme si le monde autour de nous avait cessé d’exister.
Après quelques secondes, il se penche vers moi et vient poser sa joue contre la mienne. Sa peau est chaude contre la mienne, son souffle caresse mon oreille, et je sens mon cœur ralentir, comme bercé par cette proximité. Ce n’est pas seulement tendre, c’est profond, réconfortant. Notre langage silencieux, compris de nous seuls. Nous restons ainsi, enlacés par la musique, comme si elle seule tenait le fil entre nous. Je ferme les yeux, m’abandonnant à cette étreinte improvisée. Je ressens chaque détail : la pression légère de ses bras, le rythme apaisant de sa respiration contre mon cou. Le reste du monde autour de nous devient flou, comme un tableau dont on aurait estompé les contours.
La mélodie décroît finalement pour laisser place à la chanson suivante. À regret, je recule, détachant nos joues. Mes mains s’attardent un instant sur son torse, comme pour prolonger ce moment d’intimité. Les premières notes de la nouvelle chanson s’élèvent, et je me fige.
Enchanted. La reprise de Owl City.
Mes yeux cherchent les siens, et je vois immédiatement qu’il l’a reconnue, lui aussi. Son regard se fixe dans le mien, et le temps semble s’arrêter. Cette chanson je la lui avais envoyée il y a des mois, comme un aveu déguisé dans des mots qui n’étaient pas les miens.
À l’époque, nos sentiments n’étaient que des doutes, des sensations fugaces que nous n’osions ni nommer, ni affronter. Je n’ai jamais su ce qu’il avait pensé de cette déclaration voilée car ma confession musicale est restée sans réponse. Mais aujourd’hui, en croisant son regard, je sais qu’il avait compris. Ce souvenir flotte entre nous comme une évidence.
Son regard ancré dans le mien me prie de rester. Ses mains sur ma taille se font plus possessives et se resserrent, comme pour m’empêcher de partir. Instinctivement, je laisse glisser mes doigts jusqu’à les nouer autour de son cou. Cette danse n’a rien de la maladresse de la précédente. Elle est intime, intense, comme un murmure que personne d’autre ne doit entendre.
La musique semble réveiller tout ce que j’avais enfoui. Chaque mot, chaque note me ramène à ce que j’ai ressenti quand je l’ai rencontré pour la première fois. À cette force qui m’a submergée, cet élan incontrôlable. Je suis là, avec lui, et pourtant c’est comme si je revivais nos débuts, ces émotions brutes et bouleversantes.
L’envie de l’embrasser m’effleure, une impulsion au fond de moi, que je refoule en me mordant les lèvres. La piste est pleine, les regards nombreux, alors je me retiens. À la place, je laisse mes doigts se perdre dans ses cheveux, effleurant doucement sa nuque. Une caresse légère, presque imperceptible, mais qui dit tout ce que je ne peux prononcer.
Lorsque ses mains glissent sur mon dos, c’est comme si un fil invisible nous rapprochait davantage, tissant une toile autour de nous, imperméable au monde extérieur. Je tente de dissimuler un sourire, complice et émerveillé, profitant de notre instant volé aux yeux de tous.
Le pont débute et mes lèvres suivent les paroles.
Please don’t be in love with someone else. Please don’t have somebody waiting on you.
Zed fixe mes lèvres, l’expression dans ses yeux troublante, comme si tout ce que je chantais se gravait dans sa mémoire. Ma main glisse doucement sur sa joue. Chaque mot de cette chanson est tout ce que je n’ai jamais su lui dire, tout ce que je ressens mais n’ai jamais osé formuler, coincée dans ma maladresse et dans la situation avec Nate.
Zed pivote légèrement la tête et vient poser un baiser délicat à l’intérieur de ma main. Il me fait fondre. C’est un geste si simple, mais il m’atteint en plein cœur. Une chaleur envahit tout mon corps, et l’envie de ne faire qu’un avec lui devient irrésistible. Je me love contre lui, laissant la musique nous envelopper, me laissant aller à cet instant, à cette douce danse silencieuse entre nous. La mélodie se dissipe peu à peu, mais je n’ai aucune envie de le lâcher. Et il ne semble pas prêt à me laisser partir non plus.
Puis, soudain, une main me tape sur l’épaule. Je me détache à contrecœur et me retourne.
C’est Nate.
Mon Dieu.
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