Chapitre 7 - Partie 2

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Nous n’échangeons pas un mot. Même lorsque nous montons en voiture vers l’aéroport, même lorsque je réserve à la hâte mon billet d’avion, un trajet compliqué avec plusieurs escales qui, malgré nos comptes séparés, creuse un trou monstrueux dans le budget de notre mariage. Je me demande si Nate a conscience que je dépense cet argent parce que c'est pour Zed et mon cœur se brise à l'idée de ce qu'il ressent, derrière son mutisme, en voyant les extrêmes dans lesquels je plonge pour son frère. Ce silence amplifie tout, chaque geste devient irrévocable, chaque regard une question sans réponse. Lorsque vient le moment d’embarquer, il me prend doucement par les épaules et plante son regard dans le mien. Ses yeux brillent d’une intensité que je n’oublierai jamais. Puis il m’embrasse, un baiser profond et silencieux, à la fois un adieu et une promesse muette. Je lui rends sa fougue, désespérément, comme si c’était la dernière fois, comme si tout ce qui nous restait était suspendu dans cet instant.

Dans ses yeux, je lis tout ce qu’il m’a toujours offert sans condition : son amour, sa force, sa foi en nous, vacillante mais encore debout. J’aperçois également sa peur, cachée sous son calme olympien. La part de moi qui n’appartient qu’à lui me supplie de rester, d’effacer tous mes égarements, d’oublier Zed, de me raccrocher à cette vie stable et douce qu’il m’a construite. Mais l’autre part, plus féroce, m’arrache de ses bras, m’ordonne d’avancer, de partir, de comprendre, de me confronter à ce qui m’attend en Grèce.

Je me détache enfin et avance vers les portiques comme un automate. Je passe les contrôles comme dans un brouillard, mes gestes automatiques, mon esprit trop assailli pour réellement comprendre ce que je fais. Avant de disparaître dans la zone d’embarquement, je me retourne une dernière fois. Nate est toujours là, droit comme un i, solide : mon phare dans la tempête. Après un dernier regard, un ultime geste hésitant de la main, je franchis le point de non-retour.

Une fois seule, assise dans la zone d’embarquement, je réalise que je vais prendre l’avion pour la première fois de ma vie. Seule. Je consulte mon billet avec des doigts tremblants. Avec toutes ces escales, je n’arriverai pas avant minuit chez Zed, peut-être plus tard encore. La folie de mon geste s’impose à moi.

Qu’est-ce que je vais faire quand je serai sur place ? Est-ce que je saurais seulement le retrouver ?

Je n’ai que la ville où il travaille et quelques photos plus ou moins floues du bar et des alentours qu’il a daignées m’envoyer au fil des semaines… Ni nom, ni adresse, pas d’assurance, pas de plan B, juste une destination et un espoir fou.

Un appel sonore me sort de ma torpeur, me rappelant que l’embarquement est imminent. Dès que je franchis la porte de l’avion, une bouffée d’excitation pure me submerge. Les sièges, les hublots, les consignes de sécurité : tout est nouveau pour moi. L’appareil se met en mouvement, une tension sourde se tisse dans mes muscles, comme si l’air autour de moi devenait plus dense. Nous remontons lentement la piste, puis nous nous arrêtons. Soudain, les réacteurs rugissent et je me sens littéralement clouée à mon siège, écrasée par l’accélération. Le sol défile à une allure telle qu’il semble flou.

Je n’ai pas de mot pour décrire la sensation de flottement qui s’empare de moi lorsque l’appareil perd son dernier contact avec la terre. Une euphorie sauvage m’envahit, une onde d’adrénaline qui se mêle à l’émerveillement pur de l’inconnu. Mon corps réagit sans que je puisse le contrôler : un rire nerveux, proche du sanglot, m’échappe, étrange, libérateur. Mon voisin de siège me lance un regard, mais tout est trop intense pour que j'y prête attention.

Quelques minutes plus tard, alors que j’essaie de m’habituer aux légers mouvements de l’avion, un trou d’air me fait basculer dans une terreur absolue. Mon estomac se noue, mes doigts s’agrippent aux accoudoirs comme si leur seul contact pouvait m’empêcher de tomber. Autour de moi, tout le monde semble étrangement détendu, voire indifférent, tandis que je suis prise dans un cauchemar éveillé, m’imaginant plonger dans le vide. Mon souffle s'accélère, mes pensées se bousculent, mais l’avion se stabilise aussi soudainement qu’il s’était secoué. Pourtant, mon cœur continue de tambouriner dans ma poitrine, et la peur, sourde et persistante, s’accroche à moi. Durant toute l’heure de ce premier trajet, je suis ballotée entre le ravissement que suscitent la mer de nuages et les paysages qui s'étendent à l’infini, et l’angoisse qui monte à chaque secousse.

À peine débarquée, j’attrape mon téléphone et rédige un message à Nate. Je veux le rassurer sur le fait que le voyage se passe bien, que je suis toujours entière car l’avion ne s’est pas écrasé. Sa réponse est immédiate, froide, presque douloureuse :

“S’il te plaît, ne m’écris plus tant que tu ne sais pas où tu en es.”

Je relis ses mots encore et encore, et un frisson me parcourt. Une part de moi veut répondre, s’expliquer, mais l’autre sait qu’il a raison.

Tenant de me raisonner, je pénètre dans la zone hors taxes. Les boutiques clignotent dans un dédale lumineux, séduisantes et déroutantes, comme des mirages. Je m’arrête dans une petite épicerie et achète de quoi grignoter : un sandwich, une bouteille d’eau et une indispensable tablette de chocolat. Des achats simples, efficaces, qui m'apportent juste ce qu'il faut pour tenir. Puis, je m’installe dans un coin isolé, où le brouhaha de l’aéroport m’atteint à peine. Là, je me lance dans le plus gros défi de ce périple : retrouver Zed.

Armée de mon téléphone, je me lance dans un exercice de rétro-ingéniering. Consciente que les photos qu’il m’a envoyées sont mes seules pistes, je scrute chaque détail, chaque reflet, chaque coin d’image. Je les compare aux bribes d’informations glanées dans nos conversations, comme ses mentions furtives de la plage toute proche et des commerces à quelques pas. Cela ressemble à une énigme sans solution, mais je refuse de me laisser décourager. Je finirai par trouver. Je n’ai pas d’autre choix.

Le deuxième vol est plus calme, mais la fatigue du premier me pèse. Une fois installée, je glisse mes écouteurs dans mes oreilles. La musique techno, presque hypnotique, m’envahit, me calmant d'une manière étrange, comme si elle absorbait mes pensées. Je me pelotonne dans mon siège, mes yeux se ferment d’eux-mêmes, et je sombre dans un sommeil agité, bercée par le ronronnement des réacteurs. Quand j’ouvre les yeux, l’atterrissage est imminent. Je suis arrivée à ma deuxième escale.

Assise dans la zone internationale, je guette l’annonce de mon dernier vol. Les haut-parleurs diffusent une musique neutre et égrènent des noms de destinations qui semblent venir d’un autre monde. Entre deux bouchées de mon dîner, je poursuis ma recherche acharnée de Zed. L’idée que chaque détail, chaque ombre capturée sur ses photos, puisse me mener à lui, alimente ma détermination. C’est une quête qui m’absorbe tout entière, une lueur d’espoir fragile dans le tumulte de cette journée. La ville où il travaille regorge de bars et de discothèques. Plongée dans les méandres d’Internet, je passe en revue les présentations d’établissements, inspectant les photos postées dans les avis Google. Mon doigt glisse sur l’écran, les images défilent, interchangeables, presque monotones. Et soudain…

Incroyable… Je l’ai !

Aucun doute possible : le comptoir, les fauteuils… Tout correspond parfaitement. Un soulagement immense m’envahit, si brusque qu’il me coupe presque le souffle. Mes doigts tremblent tandis que les larmes me montent aux yeux. Je note précieusement l’adresse, comme une promesse, une boussole dans cet océan d'incertitudes. Le premier signe que je suis sur la bonne voie.

Je range mon téléphone, le cœur un peu plus léger, revigorée par cette percée inattendue. Cherchant à apaiser l’adrénaline qui pulse encore dans mes veines, je décide de me dégourdir les jambes. Mes pas me guident parmi les boutiques de souvenirs, la musique anodine contrastant avec l’intensité de mes pensées. Je flâne entre les bibelots clinquants, les porte-clés en forme de monuments célèbres, les étagères de magazines colorés.

Puis, presque par hasard, mon regard se pose sur un présentoir de livres. Une couverture attire mon attention, intrigante dans sa simplicité. Je tends la main et fais glisser le roman de l’étagère. La quatrième de couverture me happe immédiatement. Un monde où des courants d’énergie façonnent les destins, où espoir et résilience se mêlent dans un équilibre fragile… Pendant un instant, mon esprit s’évade de l’aéroport, de ma quête. Je me perds dans l’idée de cet univers où l’espoir semble aussi fragile qu’une brise, mais capable de soulever des montagnes. Sans hésiter, je l’ajoute à mes achats déjà convaincue qu’il m’accompagnera comme un talisman dans les moments à venir.

Pour mon troisième et dernier trajet, l’ennui et l’épuisement finissent par prendre le dessus. Je m’enfonce dans un sommeil lourd, sans rêve, comme si mon esprit avait besoin de se déconnecter, de se préparer avant l’épreuve à venir. Pendant ces quelques heures, le ronronnement des moteurs et l’immobilité de l’avion deviennent un cocon étrangement apaisant.

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