Chapitre 8
Je trouve l’immeuble sans difficulté, juste face au bar comme Jona l'avait dit. Pas de digicode, pas de badge. La porte grince légèrement lorsque je l’ouvre, et je commence à gravir les étages.
Lorsque je me retrouve face à la porte de l’appartement indiqué, mon cœur manque un battement. L’euphorie d’avoir enfin atteint mon but se dissipe, laissant place à une angoisse sourde qui me noue le ventre.
Et si l’adresse était mauvaise ? Si on m’avait dupée ?
Je secoue la tête, comme pour faire fuir cette pensée traîtresse, mais elle persiste, sournoise. Je me raccroche au sourire du barman : je n’ai aucun doute sur sa sincérité. Je m'efforce de me convaincre qu'il n'y a rien à craindre, si ce n'est la réaction de Zed.
Il est parti sans même me dire au revoir. Et s’il me claquait la porte au nez ?
J’inspire un grand coup pour me donner du courage et frappe.
Et s’il ne m’ouvrait pas du tout ?
A peine le doute m’a-t-il traversé qu’il ouvre la porte d’un coup sec.
- Yes, what is it this time ? lance-t-il bougon.
Son accent français ressort tellement que j’ai du mal à réprimer un sourire. Le bonheur de le revoir me submerge, et un vertige me saisit. Lui, reste figé quelques secondes, avant de se reprendre :
- Maud ? C’est toi ? Mais… Qu’est-ce que tu fais là ?
- Bonjour à toi aussi, je le paraphrase. Et pour répondre à ta question, je suis là pour toi.
- Pour moi ?
Il semble réellement surpris, et je hoche la tête, presque amusée par sa réaction.
- Rentre, m’ordonne-t-il.
J’obéis et découvre l’endroit où il vit. L’appartement est petit sans être étroit. Il y a un canapé en cuir à côté de la porte. J’y dépose mon sac à dos avant de me retourner vers mon hôte inopiné. Il flanque la porte et se tourne vers moi.
- Comment ça tu es là pour moi ? demande-t-il sur la défensive.
- On n’a jamais eu notre discussion... je le taquine.
- Honnêtement Maud, là je suis pas d’humeur.
Prends-toi ça dans les dents Maud...
- D’accord. Alors faisons autre chose, je suggère. Qu’est-ce que tu faisais avant que je vienne te déranger ?
Il écarquille les yeux, visiblement pris au dépourvu.
- Euh... je jouais.
- Oh.
J’avoue que je ne m’attendais pas à ça.
- Je peux jouer avec toi ?
- Non. J’étais sur Heroes of the Storm alors à moins que tu aies un pc gaming caché dans ton sac, c’est mort, lâche-t-il avant de tourner les talons et de me laisser seule sur le pas de la porte.
Ouch. Okay, effectivement il n’est pas d’humeur à quoi que ce soit.
Je jette un oeil vers la pièce où il s’est dirigé, sa chambre à en juger par le coin de lit que j’aperçois, mais je ne le vois pas. Je reste dans le salon, hésitante, avant de me décider à l’interpeller :
- Dis-moi… Sans vouloir abuser... Euh... Je n’ai pas encore pu vérifier s’il y avait de la place à l’hôtel du coin. Ça t’ennuie si je laisse mes affaires là pour le moment ?
Sa tête apparaît dans l’embrasure de la porte, sourcil levé et regard désabusé.
- Sérieusement ?
- Quoi ?
- Tu comptes aller à l’hôtel ?
Je grimace, mal à l’aise.
- Bah, je t’avoue que je savais pas trop comment tu allais m’accueillir... Du coup, je savais pas si tu serais d’accord pour me prêter ton canapé. Je savais même pas si tu avais un canapé pour être honnête.
Il secoue la tête avec une moue désapprobatrice.
- Bien sûr que tu peux squatter le canap’. T’es pas croyable ! Et comment t’aurais fait si j’avais dit non et que l’hôtel avait effectivement été plein ?
- Je suis pleine de ressources ! je mens avec un sourire contrit. J’aurais trouvé un truc. Au pire, j’aurais campé sur la plage, je plaisante.
- C’est ça. Tu caches une tente dans ta poche ? N’importe quoi... soupire-t-il. Allez, viens. Je te file des draps. Le canapé se déplie, au fait. Vire les coussins centraux et tu trouveras le mécanisme pour l’ouvrir.
Je le suis à pas feutrés jusqu’à l’entrée de sa chambre et m’arrête au seuil, comme si une barrière invisible me barrait l’accès. Cette pièce, c’est la sienne à 100 %, pas comme chez ses parents où sa chambre est presque devenue la mienne, un territoire partagé. Ici, c’est son refuge, un espace où je n’ai pas été invitée. J’ai conscience de lui avoir imposé ma présence, et qu’il pourrait très bien m’envoyer à l’hôtel sans préavis. Cette pensée me tient immobile, comme si pénétrer dans cette pièce serait aller trop loin.
La chambre est étonnamment propre et épurée, mais presque froide dans son minimalisme. Pas de posters sur les murs, pas de photos, pas même un objet personnel pour briser la monotonie de l’endroit. C’est un espace fonctionnel, impersonnel, qui tranche brutalement avec l’atmosphère chaleureuse et presque chaotique de sa chambre d’enfance.
Chez ses parents, la chambre regorge de mille et un détails sur sa vie et ses rêves : des posters du Joker, des piles de bandes dessinées et de mangas en équilibre instable, des figurines poussiéreuses. Les photos d’une époque insouciante, prises avec des amis de lycée, s’accrochent aux murs comme des fragments de souvenirs précieux. Tout déborde de vie et d’histoire.
Ici, rien de tout ça. Tout est neutre, sans âme, comme s’il ne cherchait même pas à s’approprier l’espace. Une armoire pour ses affaires, un bureau avec son ordinateur portable et un lit.
Un grand lit pour dormir et autre chose…
Il interrompt mes pensées d’un ton pressé :
- Tu comptes rentrer ou bien ?
- Pardon. Oui, oui, j’arrive. Merci.
A quoi tu penses, Maud ? Il est furieux que tu sois là. Il a autre chose en tête et c’est clairement pas ce à quoi toi tu devrais penser !
Je m’avance finalement dans la pièce et m’empresse de récupérer les draps qu’il me tend. Le contact du tissu est presque une délivrance, un prétexte pour fuir ce moment étrange. Je me détourne, mais pas assez vite pour ne pas entendre la porte se refermer derrière moi, d’un geste net, peut-être un peu trop. Le bruit résonne, plus fort qu’il ne l’est en réalité. Je déplie les draps sur le canapé, mais mes gestes sont mécaniques, guidés par une routine que je m’impose pour ne pas réfléchir. Il est tard. Je me répète que la discussion que nous devons avoir peut attendre.
Lorsque tout est enfin prêt pour ma première nuit ici, je m’installe, mes muscles tendus comme un ressort prêt à se détendre. J’ai commis l’erreur de dormir dans l’avion et je risque de rester éveillée encore un moment. Je tourne en rond dans mes pensées, cherchant la meilleure façon de lui expliquer la situation avec Nate. Je sors mon ordinateur portable, espérant qu’un film me distraira de la tension ambiante. Je m’interdis de prendre un film romantique car je risquerais d’être jalouse. Je préfère choisir une comédie, quelque chose de léger, un peu de répit pour mon esprit, même temporaire.
Après une dizaine de minutes, Zed ouvre la porte. Je crains de le déranger dans sa routine nocturne, de perturber davantage son espace.
- Pardon, il est un peu tard. J’ai dormi dans l’avion alors je suis un peu décalée niveau sommeil. Tu veux que je baisse le son ?
- Je dors rarement avant 3h du mat’. Et demain je suis de journée, m’informe-t-il. Donc non. Pas besoin.
Rassurée de ne pas l'importuner davantage, mais aussi touchée de voir qu'il n'est pas totalement fermé à ma présence, je lui souris avant de me replonger dans le film.
- Je peux regarder avec toi ?
Je ne m’attendais pas à ce qu’il veuille être près de moi aussi vite. Cette offre me prend de court, mais elle me ravit, et je n’hésite pas à accepter.
- Sois pas vexée si je ne fais pas beaucoup la conversation, marmonne-t-il.
- OK.
Sa présence à mes côtés est déjà plus que ce que j’avais espéré pour cette soirée. J’aurais aimé pouvoir lui parler et éclaircir la situation, régler les choses une bonne fois pour toutes, mais tout vient à point à qui sait attendre. Je sais que je dois être patiente avec Zed.
Malgré le lien que nous partageons, il m’a fallu du temps et de la persévérance avant qu’il ne s’ouvre. Je sais que si je précipite les choses, il pourrait se refermer encore plus, peut-être même définitivement, étant donné notre situation. Nous restons donc silencieux, chacun à son bout du canapé, la vidéo défilant sans vraiment capturer mon attention. Sa proximité, pour une fois, ne me calme pas, mais m’électrise, surtout sur ce lit improvisé. Une part de moi se demande s’il ressent la même chose, si cette tension est aussi palpable pour lui. Je me laisse envahir par cette ambivalence, suspendue entre l’envie de me rapprocher et celle de lui laisser de l’espace. Les minutes s’étirent, lentes et indécises, jusqu’à ce que le sommeil vienne m’envelopper, effaçant peu à peu mes pensées.
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