Chapitre 9 - Partie 5

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Je suis concentrée sur mon écran quand un mouvement dans ma direction capte mon attention. Je lève les yeux et découvre Jona qui s’approche, un sourire charmeur aux lèvres. Il traverse la terrasse avec cette nonchalance élégante qui semble naturelle chez lui. Il n'est pas particulièrement musclé, pas du genre à vouloir impressionner, mais il dégage une énergie, un sex-appeal, dont il est clairement conscient.

  • Tu veux commander autre chose ? Le chef a préparé un plat sympa. Tacos de poulet mariné avec une sauce yaourt-citron vert et des pickles de légumes.
  • Euh, pourquoi pas. C’est vrai qu’il ne faudrait pas que j’oublie de manger, je ris.

Mon métier est si passionnant qu’il m’est arrivé de passer la journée sans rien avaler. Je remercie silencieusement le ciel de m’avoir trouvé un ange gardien pour me rappeler à l’ordre. Je continue ma traduction, laissant le monde s’effacer à nouveau.

Lorsque je relève les yeux, je constate qu’une assiette a été déposée sur ma table, mais je ne saurais dire quand.Je jette un coup d’œil aux alentours, espérant croiser Jona pour le remercier, et je le vois qui s’approche, un espresso à la main. Il s’installe en face de moi, sans demander la permission, comme si ma table l’attendait. L’éclat de malice qui danse dans ses yeux me confirme qu’il sait parfaitement quel effet il a l’habitude de produire.

Je jette un oeil à l’heure : seize heures trente-sept. Je pose mon ordinateur sur la table, troublée par cet interlude, mais aussi contente de pouvoir faire une pause déjeuner tardive.

  • Allora… ? Tu as trouvé Cédric hier finalement ?

Je souris, étonnée et amusée malgré moi de son culot. Il a un ton léger, presque complice, mais aussi teintée d’une réelle curiosité, qui me donne envie de tout lui raconter.

  • Oui, merci. Sans toi, j’étais foutue. Tu le connais depuis longtemps ?

Il se cale plus confortablement dans sa chaise, une main passant négligemment dans ses cheveux, dans un geste à la fois distrait et parfaitement maîtrisé. Je prends une bouchée de mon taco, appréciant la fraîcheur de la sauce, tandis qu’il fait tourner sa tasse entre ses doigts, l’air de réfléchir.

  • Quelques mois. Assez pour savoir que se rapprocher de lui, c'est compliqué.
  • Dis plutôt que ça revient à essayer d’apprivoiser un chat sauvage.
  • Un petit chat sauvage ! S’esclaffe-t-il. Excellent !
  • C'est exactement ça ! Tu crois que tu as réussi à avoir sa confiance et paf, il te fout un coup de griffe et part se cacher. Enfin bon… ça fait longtemps que tu travailles ici ? Je t’avoue que je suis super jalouse de voir que tu parles italien, grec, anglais, français… Y en a d’autres ?
  • Non… Mais c’est déjà pas mal, non ? me nargue-t-il gentiment. Je suis Italien, de Naples. Mon meilleur ami et moi on est arrivés il y a deux ans. On voulait changer d’air, voir autre chose. Il a vu ce bar… Una rovina totale ! Ma, il a vu le potentiel. Il a acheté, j’ai… preso delle quote ?
  • Pris des parts ? je traduis.
  • Si ! J’ai pris des parts. Et voilà, on en a fait ça ! dit-il en me présentant le bar d’un grand geste théâtral, tout sourire, éclatant d'une fierté tranquille.
  • Waouh… C’est beau. Cette histoire, cette amitié. Ça doit être quelque chose d’avoir un endroit où on se sent… chez soi comme ça.

Je les envie un instant d’avoir eu le courage de se lancer dans cette aventure sans aucune certitude, et plus encore d’avoir ce refuge, ce point d’ancrage où ils seront toujours à leur place. Il hoche lentement la tête, comme s’il comprenait les mots que je n’ai pas formulés.

  • Et toi ? reprend-il, en posant son regard sur moi, un peu plus intense. A part la chasse au chat sauvage, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
  • Je suis traductrice. Je travaille sur un peu de tout. Des romans, des livres d’auteurs, des textes de conférence… Mon travail c’est de permettre aux gens de se faire entendre et comprendre.
  • C’est beau aussi.
  • Merci, je souris en croquant dans mon sandwich pour masquer ma gêne.
  • En tout cas, si tu as besoin d’aide pour te faire comprendre ici, tu peux me demander. Ou si tu veux juste parler, je suis là aussi. J’adore en savoir plus sur les gens.
  • Un truc que tu pourras peut-être me dire : il y a une bibliothèque ou un truc comme ça dans le coin ? Je ne sais pas exactement combien de temps je vais rester, mais je me doute que si je viens tous les jours, Zed va m’en vouloir à mort d’envahir son espace.
  • Zed ?
  • Oui, Cédric, je veux dire.
  • Zed…, répète-t-il, comme s’il voulait le goûter. Ci sta. Hum… Oui, il y a la bibliothèque universitaire à une quinzaine de minutes à pied. Juste derrière l’école. Je ne me rappelle plus le nom mais je peux te faire un plan, si tu veux.
  • Oui, merci. Je n’ai rien vu sur Google Maps.
  • C’est tout récent, ils ne sont peut-être pas à jour.

Il se lève et disparaît derrière une porte “PRIVÉ” avant de revenir, une feuille de papier et un stylo à la main. Il s’asseoit et commence à griffonner un plan rapide, presque un croquis, pour m’indiquer comment me rendre à la bibliothèque.

  • Tiens ! dit-il en tendant le morceau de papier. Si tu ne trouves pas, reviens me voir et je t'emmènerai moi-même. Si tu veux être tranquille vas-y plutôt le matin ou le soir, ça t’évitera les étudiants.
  • Merci. Vraiment.

On parle encore de tout et de rien, pendant que je finis mon plat, les mots se glissant entre nous comme le vent entre les feuilles des arbres de la place. On échange nos âges, sans cérémonie. Jona a quatre ans de plus que moi, comme Nate. Ce qui explique certainement pourquoi je me sens en sécurité avec eux. Ils dégagent l’assurance de ceux qui sont bien plus avancés dans leur vie, qui savent ce qu’ils veulent et où ils vont. Il me parle de sa vie à Naples, et des points communs qu’il retrouve ici : les rues où la lumière du soleil dansante se reflète sur les façades des immeubles, les odeurs de la mer, de l’air salin qui s’infiltre partout. Quant à moi, je lui parle de ma ville natale, son ciel gris, ses coins de rue tranquilles où l’on peut s’isoler et le contraste avec la grande ville où j’ai déménagé pour travailler. Chacun dans son univers, mais d’une manière ou d’une autre, nos histoires se croisent.

De son côté, la serveuse semble avoir retrouvé une certaine aisance, sans la barrière de la langue et gère sans problème les quelques clients qui arrivent pour boire un café ou une bière. Pourtant, petit à petit, l’ambiance du bar change : les voix deviennent plus nombreuses, les éclats de rire plus forts, l’atmosphère plus vibrante. Les étudiants commencent à affluer, et tout autour de nous, l’air semble se charger d’une énergie nouvelle.

  • C’est l’heure ! lance Jona en se levant.
  • Quelle heure ? dis-je en jetant un oeil à mon téléphone.
  • L’heure de me remettre au travail, rit-il. C’est la fin des cours. Dans 10 minutes, on sera plein à craquer. Sans Cédric, c'est moi qui gère le bar et une partie de la salle. Vivement l’arrivée de la nouvelle serveuse.
  • Je vais te laisser tranquille alors. Où est-ce que je paie ?
  • Au comptoir, viens avec moi.

Je range mon ordinateur avec précaution, savourant une dernière fois l’ambiance tranquille qui m’entoure et me glisse dans le bar pour régler ma note. Jona m’encaisse et esquisse un pas vers les autres clients, déjà absorbé dans son rôle de gérant.

  • Oh, j’allais oublier ! je lance en lui attrapant doucement le bras. Si Zed…, Cédric pardon, repasse par ici… Ne lui dis pas que tu m’as vue. Il pense que je suis partie.

Il me regarde un instant, sa bouche s’étirant en un sourire discret, complice, compréhensif, mais aussi avide.

  • Pas un mot, jure-t-il en mimant de verrouiller ses lèvres.

Je me dirige alors vers la sortie, laissant derrière moi ce petit monde vivant, où tout semble se dérouler dans une sorte d’harmonie inattendue. Le soleil brille encore, éclaboussant les nuages d’une nuance bleu-gris, comme une promesse d’un autre jour, d’autres rencontres aussi douces.

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