Chapitre 11 - Partie 3 (/!\ Souvenirs traumatiques)

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Je suis chez mes parents, dans la petite cuisine familiale où je n’ai pas remis les pieds depuis des années. Tout est baigné de cette lumière douce et apaisante de l’après-midi, celle qui fait danser des ombres sur le carrelage rose et noir. Ma mère est là, seule, près de l’évier, absorbée par la vaisselle. Elle bouge lentement, avec la grâce automatique de ceux qui répètent le même geste depuis des années.

Je dois la voir. Je dois lui parler. Elle doit savoir que j’ai besoin d’elle.

Mais quelque chose cloche.

D’abord c’est subtil : la lumière pâlit, imperceptiblement, comme si le soleil lui-même se cachait. Puis l’air devient plus dense, poisseux. L’odeur du savon laisse place à quelque chose de plus rance. Je me retourne. Rien. Ça ne va pas durer. Je sens une présence. Malsaine.

La pièce devient de plus en plus sombre. Les murs se rapprochent, menacent de m’écraser à tout instant. Je dois voir ma mère avant qu’il ne soit trop tard. Je m’avance, mais une sensation étrange me fait ralentir. Sous mes pieds, le carrelage n’est plus lisse. Il colle, tire. Je baisse les yeux. Un liquide sombre, épais, suinte des joints entre les dalles. Une matière noire, visqueuse. Quelque chose entre la mélasse et la vase. Elle rampe, se répand, avale le sol lentement. L’air devient plus lourd, plus âpre et je me sens suffoquer au fur et à mesure que la lumière décroît. Il ne me reste pas beaucoup de temps.

Je m’élance vers ma mère. Et je m’écrase contre un mur invisible. Le choc me sonne quelques secondes. Derrière cette paroi cruelle, je cherche une faille, un moyen d’atteindre ma mère. Elle est là, à quelques mètres et pourtant hors d’atteinte.

  • Maman ! j’appelle, la voix étranglée. Je suis là, j’ai besoin de toi !

Mais elle continue, imperturbable, les mains dans l’eau, comme si je n'existais pas. La mélasse monte, léchant mes chevilles.

  • Non, je souffle.

Au secours. Pas encore. Non, non, non.

La matière colle à mes jambes, m’aspire vers le fond. Je force, je lutte, Mon cœur cogne. Si je reste là, je vais y passer. Une odeur âcre de menthe envahit l’air. Je frappe de toutes mes forces contre le mur transparent, suppliante, désespérée.

  • S’il te plaît, écoute-moi…

A travers les larmes qui brouillent ma vue, j’observe ma mère, indifférente à ma détresse. Elle ne se retourne pas. Elle ne répond pas. Je suis seule dans ma noyade.

L’immonde liquide prend vie. Il grimpe le long de mes cuisses, m’éloigne de ma mère, m’arrache à la lumière, m'entraîne toujours plus profondément dans ses ténèbres. Je résiste, pleure, essaie vainement d’attirer l’attention de ma mère, mais elle ne me regarde même pas, comme si elle évoluait dans une autre dimension.

  • Aide-moi !

La mélasse s’élève maintenant, se dresse dans mon dos dans une silhouette vague. Des membres, un torse, une tête. Le bras de la créature de boue s’enroule autour de mon poignet, plaque mes bras contre mon corps, m’empêche de bouger. Je me débats, en vain. Je sens son visage humide et infecte glisser le long de ma joue. Sa main effleure mon cou, cherche ma bouche pour me faire taire. Et dans un souffle mentholé, elle murmure à mon oreille :

  • Prends sur toi…

Et là, je hurle :

  • FAIS QUELQUE CHOSE !

***

Le cri me réveille en sursaut. Je m’enroule autour de moi-même, le cœur prêt à exploser, les draps trempés de sueur. Je reste un instant assise sur le canapé de Zed, pantelante, les yeux grands ouverts, tentant de reprendre pied dans la réalité. Mon regard file instinctivement vers la chambre de Zed. Tout en moi me presse à courir vers lui, mais je me rappelle amèrement qu’il m’a fermé la porte au nez hier soir. Il ne veut pas de moi. Et j’ai honte.

J’ai honte d’être aussi faible, d’avoir constamment besoin de quelqu’un quand je suis dans cet état. Je sèche mes larmes, serre les poings et m’extirpe lentement du canapé, les jambes instables, tremblantes. Lorsque j’atteins la salle de bain, j’allume et referme derrière moi, pour ne pas perturber le sommeil de Zed. C’est un miracle que je ne l’aie pas réveillé. Je fais couler de l’eau froide, me frotte nerveusement les bras, puis je m’asperge le visage, pour démarrer mon rituel. Celui que je répète inlassablement, toutes les nuits où je me retrouve seule avec mes démons : 5, 4, 3, 2, 1.

Inspire…

5 choses que je peux voir. Le carrelage fissuré en haut de la douche, la serviette beige sur le porte-serviette, le miroir constellé de tâches, mon reflet aux joues rouges, le petit meuble de Zed avec ses sous-vêtements.

Expire…

4 choses que je peux toucher. L’eau froide qui perle sur mon visage, le sol glacé sur lequel je me tiens, la douceur rêche de la serviette, le tissu léger de mon t-shirt.

Inspire…

3 choses que je peux sentir. L’odeur du savon de Zed, le parfum persistant de mon shampoing dans mes cheveux, le pot d’encens au-dessus des toilettes.

Expire…

2 choses que je peux entendre. Le tic-tac régulier de l’horloge dans le salon, l’eau qui coule dans le lavabo.

Inspire…

1 chose que je peux goûter. Le dentifrice que j’ai laissé sur le rebord du lavabo.

Et… respire.

Ma respiration s’apaise, se stabilise, juste assez pour que j’ai la force de retourner dans le canapé affronter l’obscurité. Je me glisse sous les draps humides du canapé, essayant d’ignorer l’odeur acide de la sueur. Je ferai tourner une machine demain matin.

Hors de question que Zed voit ça.

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