Chapitre 12 - Partie 2
Rassurée par cette main tendue, cet allié inattendu dans mon aventure, je remonte vers l’appartement, l’esprit un peu plus léger. Tout y est toujours aussi silencieux, figé dans cette bulle tiède d’après-nuit. La machine à laver a fini son cycle depuis longtemps ; j'étends les draps humides dans un coin du salon, tâchant de rendre invisible ce que je ne veux pas que Zed voie. Je fais tout doucement, respirant à peine, comme si j’avais peur de briser ce moment suspendu, comme si, à force de gestes mesurés, je pouvais, par la seule force de ma volonté, tout recoller, tout apaiser.
Je referme le frigo et mes yeux rencontrent ceux de Zed, à moitié fermés, comme s’il n’avait pas encore tout à fait émergé, à l’autre bout du salon. Zed. Ses cheveux sont épars, son visage marqué par la fatigue. Il n’est pas encore tout à fait là, mais je suis heureuse qu’il soit avec moi, malgré tout.
- Hey, bonjour ! je m’exclame d’un ton que je veux léger. Il est même pas 11h, c’est l’aurore pour toi, non ?
Je souris, un peu plus pour moi-même que pour lui, essayant de lui montrer que tout va bien, que tout est encore possible.
- J’ai été chercher de quoi faire un brunch, si ça te dit ?
- Ok, marmonne-t-il, encore vaguement endormi.
Il passe près de moi pour aller dans la salle de bain où je l’entends se préparer. De mon côté, je dresse la table : un jus d’orange fraîchement pressé, des tartines encore tièdes, cette confiture qu’il va adorer. Je l’attends avec du café chaud, perchée sur ma chaise haute, le coeur suspendu à son retour, prête à dégainer mon flyer.
- Regarde ça ! dis-je dès qu’il me rejoint.
Il avise le papier et lève les yeux vers moi.
- Tu parles grec, toi, maintenant ?
- J’aimerais bien… Mais non. Je suis passée devant le bar en rentrant. J’ai croisé Jona. On a un peu parlé et il m’a fait la traduction. C’est une cueillette libre ! Ça te dit qu’on y aille ? C’est à une vingtaine de minutes en voiture. On pourrait ramener plein de trucs ! Il y a l’air d’y avoir plein de fruits. Ça serait super chouette. Un retour aux sources : on va se changer en chasseurs/cueilleurs.
Je scrute ses réactions, espérant qu’il sente que je cherche à arrondir les angles, à retrouver une certaine normalité. Je vois ses yeux parcourir le flyer, comme s’il y cherchait une réponse cachée.
- On n’a pas de voiture, lâche-t-il finalement.
Le soulagement m’envahit : s’il en est à réfléchir au moyen d’y aller, c’est qu’il n’y est pas farouchement opposé.
- Alors justement, je commence, redoutant sa réaction face à mes interactions répétées avec son collègue, Jona dit qu’on peut emprunter la voiture du bar.
Je tente un sourire, un poil trop grand, mais rempli d’espoir de réussir à briser la glace et je vois dans ses yeux qu’il n’y est pas totalement insensible.
- Ok, soupire-t-il. On ira après manger.
- Ouiiii ! Merci ! je m’écrie.
Le silence s’installe à nouveau entre nous, mais pas un de nos silences de connivence. Il pèse sur la fin du brunch, alourdissant nos gestes, nous rendant toujours plus maladroits. Après le repas, nous commençons à débarrasser : je m’occupe de la table, lui de la nourriture.
- C’est quoi ça ? me demande-t-il la tête dans le frigo.
Il grimace comme s’il venait de mettre la main sur un cadavre et me tend la brique de crème que j’ai acheté du bout des doigts, comme si elle allait lui sauter au visage.
- Pourquoi t’as acheté cette daube ?
- Euh… je sais pas. Tes placards sont presque vides, je dis.
Son dégoût est presque amusé, mais pas tout à fait et je suis désarçonnée par cette réaction disproportionnée. Je pensais bien faire : lui offrir un vrai repas, quelque chose de réconfortant.
- Oui. J’ai pas eu le temps de faire les courses.
- Ça ne me disait rien non plus de grignoter à la va-vite, je réplique. Alors je m’étais dit que je pourrais me servir de ce que j’ai acheté pour nous faire un truc à manger ce soir.
- Attends, souffle-t-il. Tu pensais que je mangeais à l’arrache des trucs sortis au hasard de mes placards ?
Oui…
La honte me serre d’un coup parce que je l’ai effectivement pensé. Après le bazar organisé du petit déjeuner de la veille, je l’ai catalogué désordonné, seul, vivant dans une cuisine dépeuplée, et je l’ai cru incapable de plus. J’ai agi d’une manière que je considère détestable : on ne juge pas un livre à sa couverture.
Je hausse les épaules, les mains levées comme pour me défendre, comme pour dire “je suis désolée” sans devoir le formuler. J’aimerais pouvoir remonter le temps, effacer ce que ma bonne volonté maladroite a insinué.
Son rire s’élève dans la pièce, franc, un peu moqueur, mais chaleureux, presque tendre.
- Tu m’as pris pour un animal ou quoi ?
- C’est pas comme si je t’avais déjà vu faire à manger, je murmure tandis que mes joues chauffent doucement.
- Je ne fais pas à manger, me reprend-il. Je cuisine, moi, madame. Et certainement pas avec ces trucs qui souillent mon frigo. Tu ne m’as jamais vu faire parce que, quand je rentre, ma mère est trop contente de me faire sa cuisine pour me laisser aux fourneaux.
La fierté dans sa voix me trouble : serait-il si doué ? J’essaie de lire dans ses yeux un signe qu’il se vante, de retrouver son arrogance tranquille, mais il a l’air sérieux. Nous n’en avons jamais discuté en trois ans, ça me laisse un peu suspicieuse.
- Ok, tu sais quoi ? Ce soir, je cuisine, annonce-t-il conscient de mes doutes. Je vais voir ce que je peux faire avec ce qu’on aura ramené de la cueillette et cette… chose, grimace-t-il à nouveau.
- Oh, ça va ! je râle, amusée. C’est de la crème.
- Ouais bah t’as intérêt à repartir avec parce que…
Toute chaleur quitte mon visage et le sien se fige. Il a laissé sa phrase en suspens, mais tout est dit : ma présence ici est une contrainte pour lui. A chaque petit pas que je fais vers lui, il érige une barrière invisible entre lui et moi, une frontière qui n’existait pas avant que je ne le confronte.
- Je suis… Je…, commence-t-il. Bref… Euh… Je cuisine. Euh… T’es prête à partir ?
- Oui… Juste besoin de mettre des chaussures.
Nous nous chaussons, emportons quelques sacs en toile, au cas où, du liquide pour régler nos achats et descendons vers le bar.
- Je te laisse aller récupérer les clés, c’est avec toi qu’il a passé l’accord, me rappelle-t-il en s’adossant au mur de l’immeuble.
Je traverse la place en direction du bar, le soleil filtrant à travers les feuillages, projetant des ombres mouvantes sur les tables déjà occupées. D’un coup d’œil, je balaye la terrasse : pas de Jona en vue. Alors, sans hésiter, je me dirige vers le comptoir, à l’intérieur, attirée par l’ombre fraîche et le murmure des conversations.
Il est là, concentré sur une pile de verres qu’il essuie d’un geste régulier, mais quand il me voit approcher, son visage s’éclaire. Il pose le torchon sur son épaule, se penche vers moi, un demi-sourire déjà prêt au coin des lèvres.
- Allora ? demande-t-il, sans détour.
- Il a dit oui, je dis sans pouvoir cacher le sourire qui me monte aux lèvres.
- Je te l’avais dit.
Il tend le bras sous le comptoir, fouille un instant parmi quelques objets, puis referme sa main autour des clés avec un petit tintement métallique. Il s’apprête à me les tendre, mais suspend son geste, les gardant un instant entre ses doigts.
- N’oublie pas… Il faudra que tu me racontes, dit-il doucement, son regard un peu plus appuyé.
- S’il y a quelque chose d’intéressant à raconter.
Il me remet finalement les clés, comme un pass silencieux, un secret que nous ne partageons pas encore. Je le remercie d’un signe de tête et quitte le bar, les clés serrées contre mon coeur.
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