Chapitre 12 - Partie 3
Je rejoins Zed exactement là où il m’avait laissée. Il tend la main sans un mot, les clés passent de ma paume à la sienne. Il les fait tourner au bout de son doigt, désinvolte, puis m’entraîne de l’autre côté du bar où nous trouvons la voiture. Il déverrouille les portières et nous montons, toujours en silence. Il démarre, le moteur s’ébroue et nous prenons la route.
Mes doigts tâtonnent les boutons de la radio, cherchant à remplir le silence qui gonfle entre nous. Une vieille chanson grecque surgit soudain, improbable, presque absurde, avec des sonorités datées et un rythme bancal. Je me mets à chanter n’importe quoi : des mots inventés, des syllabes floues que je transforme en mélodie improvisée. Et puis, sans réfléchir, je me mets à danser dans mon siège, balançant les bras au-dessus de ma tête.
- Allez, gros ronchon ! Balance ton groove ! je lance, la formulation volontairement kitch, pour le faire réagir.
Je vois enfin un petit mouvement sur ses lèvres, une fissure dans le mur, un sourire infime que je chérie comme un trésor. Une preuve que le lien n’est pas tout à fait rompu.
Je t’ai eu !
Je ne sais pas s’il comprend combien son sourire, même minuscule, me rend vivante à nouveau.
Au fil des kilomètres, la ville s’efface peu à peu derrière nous, avalée par les herbes hautes et les virages doucement incurvés, comme si le monde lui-même ralentissait pour laisser respirer. Et puis, au détour d’un bosquet, les champs apparaissent, vastes et ordonnés, ponctués de rangées basses, de fleurs en lignes, de petits arbres chargés de fruits.
Une fois garé, nous nous dirigeons vers une petite cabane à l’entrée de la cueillette, où un jeune homme nous confie paniers et un petit chariot. J’attrape les deux sans discuter, déjà habitée par une excitation discrète, presque enfantine : le plaisir de cueillir, de toucher, de choisir.
Pendant près d’une heure, je m’oublie dans les allées et mes mains se couvrent de poussière, de feuilles, de petites taches de jus. J’ai envie de montrer à Zed chaque détail, de l’embarquer avec moi dans cette euphorie tranquille qui m’envahit d’être dans cet espace si grand, si libre. Il reste en retrait, fuyant encore, du moins pour le moment, ma proximité, mais je sens ses regards, comme des touches de lumière dans mon dos. Parfois je croise son sourire, qu’il n’arrive pas à totalement dissimuler sous son masque grognon, comme une preuve traîtresse qu’il s’amuse malgré tout.
Vient enfin le moment de récolter des fruits. Les arbres s’alignent comme une haie d’honneur, trapus, paisibles, courbés par le poids de l’été, mais pas assez bas pour moi. Je repère un pêcher, les branches pleines de fruits pelucheux. Je tends les bras, me hisse sur la pointe des pieds, saute — une fois, deux fois — mais ça ne mène à rien : je suis, définitivement, trop petite. Un peu vexée par l’évidence, je cherche autour de moi un moyen de me grandir, de tricher un peu avec la gravité, et repère une vieille barrière de bois, un tuteur oublié, bancal mais prometteur. Sans vraiment réfléchir, je grimpe dessus comme une acrobate maladroite, poussée par ce défi lancé à moi-même. Une main sur le tronc, l’autre tendue vers le ciel, je tente à nouveau d’atteindre une branche. Mon cœur bat plus vite, je m’applique, j’étire mon corps au maximum, dans un équilibre précaire, mais volontaire.
Je peux y arriver, encore un petit effort.
- Descends de là, tu vas te vautrer, râle Zed.
- Je gère. J’y suis presque !
- Si pour toi “presque” c’est “à vingt centimètres de la première branche”, alors oui. T’y es presque. Lâche rien, me lance-t-il, faussement encourageant.
Un fou rire s’empare de moi alors que sa remarque me fait prendre conscience du ridicule de ma position. Un de mes pieds se dérobe et je me sens partir. Un petit cri m’échappe et tout se passe très vite : le sol se rapproche, sa main m’attrape, ferme, presque trop forte, me maintenant debout. Mais ce n’est pas ça qui me trouble. C’est sa chaleur, sa proximité si rare ces derniers jours.
Je redresse la tête, un peu confuse, et je vois tout de suite qu’il est aussi secoué que moi. Sa respiration est plus rapide. Je lis la tension dans ses traits, dans sa mâchoire trop serrée et ses épaules crispées.
- Mais t’es pas croyable ! Je t'ai dit que tu allais te casser la gueule !
Il me relâche dès que je suis à nouveau stable sur mes appuis, comme si le contact de ma peau l'inquiétait. Je frotte mon bras, presque gênée par la protection qu’il m’a donnée, malgré la distance qu'il voulait maintenir. J'espère que je ne l'ai pas frappé ou blessé dans ma chute.
- Désolée… ça va, toi ? Je ne t'ai pas fait mal ?
- Pas du tout, grommelle-t-il. Bon, touche à rien. Je vais chercher un escabeau. Évite de te péter quelque chose d’ici là.
Sa voix est pleine d'agacement, mais il y a aussi cette tendresse un peu moqueuse qui caractérise nos échanges et qu'il essaie de refréner.
Je m'assois sagement dans l'herbe, regarde les gens dans les allées voisines pousser leur chariot ou déambuler un panier à la main, souriant à leurs proches. J'envie un instant la simplicité de leurs interactions, la facilité avec laquelle leur journée se déroule. Je lève les yeux vers le ciel, tentant d'occuper mon temps en imaginant des formes dans les nuages : une locomotive, un lapin, un pokémon… Je jette régulièrement des coups d'œil vers le chemin que Zed a emprunté, prête à me relever à son approche.
Je me demande par quel mot, quel geste, je pourrais fissurer sa carapace, car si nous sommes sur la même longueur d'onde, notre relation pourrait être bien différente.
Lorsque sa silhouette se dessine enfin au loin, je crois qu’il revient bredouille et puis j’aperçois une forme à ses côtés, bien trop petite pour être l’escabeau qu’il souhaitait.
- C’est quoi ça ?
- Ce que j’ai réussi à avoir vu leur niveau d’anglais, ronchonne-t-il.
Un rire m’échappe devant l’objet improbable qu’il a accepté de mauvaise grâce juste pour ne pas s’attarder plus longtemps avec les gérants qui ne comprenaient certainement rien, ni lui, ni sa langue, ni son agacement contenu. Je vois dans ses yeux et dans le demi-sourire qui flotte sur son visage que ce relâchement lui fait du bien aussi.
- Bon allez, grimpe là-dessus et attrape tes fruits, qu’on en finisse, reprend-il en posant l’échelle sur l’arbre.
Il se recule pour me laisser la place, mais j’ai à peine posé un pied sur le premier barreau que l’échelle glisse. Je la relève, tente de la caler mais rien n’y fait : elle vacille, penche, menace à chaque instant de s’effondrer sous moi. Zed prend les choses en main.
- Laisse tomber, on va faire autrement. Tu montes, je tiens l’échelle, dit-il en la plaquant contre le tronc.
- Tu es sûr de toi ?
- Oui. Fais-moi confiance. Je te lâcherai pas.
Cette phrase, c’est celle qu’il a dite hier soir à la plage, et au-delà du fait qu’il a tenu parole, il y a ce regain d’espoir. Peut-être va-t-il s’ouvrir à nouveau ?
- Ok.
Je passe doucement entre ses bras et l’échelle, presque en apnée, prétendant que je ne sens pas sa chaleur dans mon dos, que je ne vois pas ses bras puissants autour de moi, que mon coeur n’essaie pas de sortir de ma poitrine.
Je grimpe, une marche après l’autre, faisant abstraction du bois qui grince sous mes pieds. J’ai peur de basculer à tout moment, mais je m’obstine, les mains tendues vers les branches, concentrée sur mon objectif, sur les fruits juteux qui m’attendent là-haut. Quand mes doigts effleurent la peau veloutée d’une pêche, un frisson de joie me traverse. Elle vient, sans résistance, et je lutte contre l’envie de me trémousser pour savourer cette victoire, dérisoire mais lumineuse, arrachée au ciel.
- Tu t’en sors ? demande Zed en bas.
Je réponds sans me retourner, les yeux scannant les branchages :
- Oui. Encore une ou deux.
Comprenant qu’il s’impatiente, je les sélectionne avec soin mais rapidité.
- Ça y est ! Je vais redescendre. Tu me tiens toujours hein ?
- Je te tiens.
Sa voix est étrange, serrée, comme si elle portait plus que ces trois mots. Je descends, doucement, jusqu’à ce que mes pieds retrouvent la terre ferme. Tout doucement, sans un mot, il se penche, pose sa tête sur mon épaule, et ce geste me transperce.
- Deux secondes, murmure-t-il.
Mon corps se fige, pas par peur, mais parce que le souvenir remonte, intact, brûlant : la lumière tamisée de la réserve, son torse contre mon dos, l’étreinte passionnée derrière cette porte, et ce premier baiser qu’aucun de nous n’a jamais évoqué depuis.
Je me demande s’il va oser recommencer ou tout simplement dire quelque chose. Et si ne le fait pas, est-ce que je dois le faire, moi ?
Il se détache de moi, sans un mot, toujours aussi lent. Je me retourne, troublée, et nos regards se croisent. Il y a dans le sien une lueur que je peine à identifier. Et puis, doucement, il lève la main et cueille une petite feuille dans mes cheveux, dans un geste simple, presque délicat.
- Voilà, souffle-t-il en reposant sa main sur ma joue.
La raideur dans ses épaules contraste avec son calme affiché, comme s’il se retenait. J’ignore s’il lutte contre un sentiment, contre un désir, ou simplement contre l’idée de me blesser. Je ne sais pas s’il me touche parce qu’il en meurt d’envie ou parce qu’il ne veut pas me faire de peine, et c’est ce flou-là qui me serre le cœur.
- On rentre ? propose-t-il en me libérant. J’ai besoin de me détendre avant le boulot.
- Oui. Moi, il faut que je m’y mette.
Peut-être que j’aurais des informations sur l’auteur mystère, ça m’occupera l’esprit.
Alors, sans un mot de plus, nous replions le décor de notre parenthèse champêtre : l’échelle brinquebalante, les paniers gorgés de soleil et nos gestes encore empreints de doutes. Notre récolte payée, nous montons en voiture, dans un silence absolu. Sur la route, je remets la radio pour échapper à mes pensées coupables. Mon corps est calme, mais à l’intérieur, quelque chose retient son souffle, une attente, un battement suspendu, comme une note qui refuse de mourir.
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