Chapitre 13 - Partie 2

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Je retourne m’asseoir au comptoir, face à l’écran de mon ordinateur, les épaules encore tendues, les tempes bourdonnantes, comme si mes émotions, trop pleines, cherchaient une issue dans le moindre souffle d’air. J’essaie de me recentrer sur ce que je sais faire, ce que je peux contrôler. J’ajuste une dernière fois ma traduction, corrigeant une tournure, peaufinant l’intention, tentant de restituer ce que ce texte m’a fait ressentir — cette vibration brute, cette douleur nue - puis j’attache la pièce jointe à un mail rapide :

Salut Théo,

Voilà la première traduction. J’ai essayé de garder l’intensité et la charge émotionnelle du texte original.

Tu me diras ce que tu en penses.

Si tu en as d’autres, je prends.

– Maud

Le message s’envole, et pendant un instant, je reste les bras croisés sur le bois tiède, incapable d’ouvrir mon second projet de traduction, incapable de penser à autre chose qu’à cette muraille invisible que Zed érige entre nous depuis des jours.

Ce n’est pas tant qu’il garde le silence — il m’a habituée à ses silences, à ses retraits, à cette façon d’exister toujours à moitié —, c’est qu’il refuse même d’écouter. Il m’interrompt, esquive, fuit au moindre mot qui pourrait contenir un aveu, une explication, une vérité trop fragile pour être dite. Je n’ai même pas eu la possibilité de lui dire que Nate sait, qu’il accepte, que le poids qu’il porte n’existe plus que dans sa tête. Il ne veut pas entendre, et ça, plus encore que ses silences, me laisse avec cette sensation brûlante d’injustice et de frustration.

Sa voix, étonnamment posée, presque douce, me tire de mes pensées :

  • T’as faim ? Je t’ai dit que je cuisinerai ce soir… Et il faut que je parte au bar d’ici une heure. Il faudrait que je commence à préparer tout maintenant.

Je me retourne à peine, juste assez pour capter son regard sans lui offrir le mien, consciente que si je le fixe trop longtemps, je risquerais de craquer, de lui balancer ce que j’ai sur le cœur avec une brutalité qui ne ferait que le braquer davantage.

  • Ok. Tu as besoin d’aide ?
  • Non, c’est gentil. Je gère.

Je me lève pour ranger mon ordinateur. Quand je me penche sur ma sacoche, je perçois sa silhouette passer derrière moi, une ombre en mouvement au bord de mon champ de vision. Je referme doucement le rabat, puis reviens m’asseoir au comptoir, les bras posés devant moi, attentive.

Accroupi devant le frigo, il marmonne quelques mots indistincts, puis se relève, les bras déjà pleins, et commence à s’activer. Il y a dans ses gestes une forme de calme, un rythme sûr, presque chorégraphié, comme si cet espace avait toujours été le sien. Il n’est plus ce garçon toujours un peu distant, en veille, dans la fuite ou le retrait ; là, il agit, décide, crée. Je reste figée, les coudes sur le comptoir, les yeux rivés sur lui, incapable de détourner le regard de ce spectacle inattendu. Je le scrute en silence, essayant de me fondre dans le décor, presque inquiète de troubler la sensualité de ses gestes.

Chaque détail m’interpelle : la manière dont il incline légèrement la tête pour mieux sentir l’huile chauffer, le soupir discret qu’il laisse échapper quand l’ail commence à blondir, la façon dont ses épaules se relâchent enfin, comme si la cuisine avait le pouvoir de le ramener à lui-même. La lumière accroche ses mèches sombres, souligne la courbe de sa nuque, et il dégage, pour la première fois peut-être, une énergie réparatrice. Je me sens à la fois voyeuse et invitée, prise entre l’envie de découvrir cette facette de lui et la crainte de rompre le charme.

Tout à coup, il me tend une cuillère pleine de sauce et, si le geste me prend par surprise, je m’approche aussitôt, curieuse, presque honorée d’avoir une place dans ce monde qu’il vient de créer.

  • C’est… super bon.

Il me répond avec un sourire fier, assumé :

  • Je sais. Imagine ce que je peux faire avec de la vraie crème…

Je tire la langue, un peu vexée, mais je suis sans voix : à quoi aurait bien pu ressembler un plat avec des ingrédients “dignes de ce nom” ? La pensée me fait sourire malgré moi, et je me sens un peu déroutée, presque minuscule, face à l’ampleur de son savoir-faire.

À sa demande, je mets le couvert, tout en continuant à le regarder, fasciné, arranger chaque plat avec une attention démesurée. Sa précision frôle l’obsession, et soudain, tout ce que j’avais imaginé pour le dîner semble ridicule à côté de ce qu’il vient de faire.

Quand il me tend mon assiette, les légumes joliment disposés, le filet de poulet incliné juste ce qu’il faut, la sauce posée avec délicatesse, je murmure un merci à peine audible.

Nous commençons à manger, et les mots ne viennent pas, mais ce silence-là, entre nous, n’est pas un vide à combler. C’est une respiration partagée, une trêve muette, familière, trop longtemps mise de côté et qui, pour un instant, nous permet de faire une pause dans le tumulte des non-dits.

À un moment, je le vois esquisser un mouvement pour débarrasser, mais je le devance, prends le relais.

  • Je m’occupe de ranger. Tu as déjà fait à manger. Je peux au moins faire ça. Va te préparer pour le travail.

Il reste figé, l’espace d’un souffle, comme si mes mots l’avaient pris de court. J’espère qu’il comprend que ce n’est pas par politesse, mais par un besoin plus profond, une manière pour moi de lui dire merci, de lui offrir ma reconnaissance pour cette part de lui qu’il a partagée avec moi, cette douceur qu’il m’a à nouveau donnée, même si ce n’est que pour une soirée.

Il disparaît à nouveau, et je m’affaire lentement à nettoyer, à remplir le lave-vaisselle, à ranger ce qu’il reste de cette soirée avec la minutie de celle qui cherche à se souvenir de chaque détail.

Quand il revient, changé, prêt à sortir, je me rends compte que j’aurais voulu profiter davantage de sa présence. Il attrape son sac, lance un simple :

  • Je file. Je te laisse les clés, au cas où tu as besoin de sortir.

Je me retourne, les mains encore humides.

  • Ok. À tout à l’heure.

Il hoche la tête, se dirige vers la porte, et alors qu’il est déjà sur le seuil, je l’appelle, sans réfléchir, juste pour le retenir une seconde de plus.

  • Zed ? je lance, l’arrêtant dans son élan. Merci pour le repas. C’était… incroyable, je dis, à court d'autres mots.

Il ne dit rien, incline à peine la tête, juste ce qu’il faut pour que je sache qu’il a entendu, et s’en va, en silence. Je reste les mains un peu serrées sur le plan de travail, le regard perdu, avec cette sensation douce-amère que cette soirée n’était pas assez.

Je traîne un peu dans la cuisine, rince les verres qui restent, essuie le plan de travail une seconde fois sans réelle nécessité.

Je finis par m’étendre dans le canapé, prête à reprendre la lecture de mon roman, et puis, je repense à ce que m’a dit Théo, à ce nom : Damien Foudoudy.

Je me suis toujours tenue à l’écart des réseaux sociaux, incapable de comprendre pourquoi tant de gens prennent si peu soin de leur identité, de leur vie privée, prêts à se livrer à des millions d’inconnus aux intentions insaisissables, cachés derrière des écrans.

Je tape le fameux pseudo dans la barre de recherche mais n’en tire rien de bien clair : des reposts de ses textes sur Instagram, quelques threads sur Twitter, des citations glissées dans des stories, toujours sans visage, sans voix. Un philosophe des temps modernes.

Son nom revient sur Reddit, dans un forum où tout le monde spécule. Certains prétendent que c’est une célébrité qui a voulu vérifier ses talents avec un autre pseudo, d’autres parlent de lui comme d’un fantôme, une fille raconte qu’il lui aurait répondu en DM, un Youtubeur jure avoir reconnu son style dans les sous-titres d’un clip. Une obsession collective autour d’un type qui n’a laissé derrière lui que quelques paragraphes à fleur de peau.

Au bout d’une heure, je commence malgré moi, à être intriguée par le personnage. Certains de ses textes sont bruts, d’autres presque tendres, mais tous dégagent cette même fragilité dissimulée derrière une lucidité un peu crue.

Un peu comme Zed…

Je me laisse aller contre l’assise, mon bras sur le front, réalisant que je ne me suis pas vraiment apaisée, j’ai juste différé mon trouble.

Le tic-tac de l’horloge résonne faiblement dans le silence de l’appartement, témoignant du temps perdu seule à errer sur ces “réseaux” qui me laissent vide et plus seule encore. Vingt-trois heures déjà, et rien ne me retient vraiment ici, pas même la perspective d’un sommeil qui, je le sais, ne viendra pas.

Je reste allongée encore quelques minutes, les yeux fixés sur le plafond, à faire défiler dans mon esprit les souvenirs de Zed en train de cuisiner. Je me demande à quoi il ressemble, là-bas, dans son autre monde. Est-ce qu’il change aussi de peau quand il enfile ce rôle de barman ? Est-ce qu’il devient plus léger, plus sûr de lui, plus vivant ?

Mon corps s’active, mes doigts agrippent machinalement mon sac et les clés de l’appartement. Je n’ai pas de plan, pas de mot à lui dire, juste cette impulsion étrange, irrépressible, de vouloir le voir évoluer là où il ne m’attend pas, de l’observer à distance, sans bruit, et peut-être, entre deux éclats de lumière et un verre servi à un inconnu, comprendre comment franchir les derniers remparts qu’il garde farouchement dressés entre nous.

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