Chapitre 14 - Partie 1

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Les dernières notes résonnent dans la salle, accompagnées d’applaudissements sincères et de sifflements moqueurs. Le brouhaha forme un cocon bruyant, un bourdonnement de fond qui ne parvient pas à perturber ma concentration et ma fascination, accaparée par une autre forme de spectacle.

Assise au bar, dans un équilibre précaire vue la distance entre les barreaux de la chaise et la pointe de mes pieds, oubliée dans la masse des clients, mon verre vide abandonné devant moi, j’observe Zed. Même s’il a remarqué ma présence, il n’a pas encore eu l’occasion de venir vers moi, et j’en profite éhontément.

Malgré le vacarme et l’effervescence ambiante, il évolue derrière le comptoir avec une aisance insolente, parfaitement maître de son espace comme s’il était né ici, comme si l’endroit avait été façonné pour lui et lui seul. J’envie cette capacité à appartenir à un endroit, à un moment, sans avoir l’impression d’être de trop.

Entre deux salves d’applaudissements, j’entends une cliente lui laisser carte blanche pour créer un cocktail. Une lueur magique s’allume dans ses yeux et le revoilà en action. Chaque mouvement est précis, instinctif, d’une fluidité qui frôle l'absurde. Sans même un regard, ses doigts courent sur les bouteilles alignées, glissent sur le verre, effleurent une étiquette avant de changer d’avis et d’en saisir une autre, comme s’il avait mémorisé l’emplacement de chaque liquide, comme s’il connaissait leur goût et comment les assembler d’instinct.

Une chaleur diffuse s’insinue sous ma peau. Je l’ai déjà vu pianoter ainsi, mais pas sur des bouteilles. Sur moi.

Je me rappelle la douceur de ses mains explorant ma peau, la chaleur de l’eau qui ruisselait sur nous, la tendresse inattendue de ses gestes lorsqu’il a fait glisser le savon le long de mon corps. Je revois ses doigts, hésitants d’abord, puis précis, maîtrisés, comme s’il m’apprenait note par note.

Et voilà que maintenant, ces mêmes mains se referment sur un shaker. Il verse, dose, jauge, frappe le métal avec l’aisance d’un virtuose, et commence à secouer le mélange dans un mouvement fluide, puissant. L’effort contracte ses avant-bras, tend la peau fine sur ses poignets. Un battement sourd pulse contre mes tempes alors que je déglutis et détourne brièvement les yeux.

Ils s’accrochent sur l’ouverture de sa chemise, sur la naissance de son torse dévoilée par le tissu entrouvert. Un instant, mon imagination s’emballe, superposant à cette image le souvenir de sa peau humide sous mes paumes, du glissement de ses muscles sous mes doigts…

Mon désir pour lui n’est plus une surprise, ni pour lui, ni pour moi, mais ce soir, dans cette ambiance tamisée, avec cette confiance naturelle qui irradie de lui, il m'électrise plus que jamais. Je pince les lèvres et ferme les yeux.

Inspire. Expire. Ce n’est ni le lieu, ni le moment. Mais bordel…

Une main s’abat sur le bar, me tirant brusquement de mes pensées.

  • Quitte à être au comptoir, tu veux boire quelque chose ?

Sa voix grave m’arrache un frisson. Inconscient, du moins j’ose l’espérer, de mes pensées coupables, il me regarde, les sourcils légèrement haussés, dans l’attente d’une réponse. Je secoue la tête et saisit la carte afin de faire mon choix. A mon grand regret, il y a surtout des cocktails extrêmement alcoolisés, qui, ne buvant pour ainsi dire jamais, ne seront pas du tout à mon goût.

  • Pina Colada, mais pas beaucoup d’alcool. Et surtout, pas de feuilles de menthe en déco, je réponds, tentant de reprendre contenance.
  • On n’aime pas les plantes ? demande-t-il, un sourire taquin sur les lèvres.
  • On adore les plantes, je le contredis, mais pas celle-là. Ça me donne envie de vomir.

Il secoue doucement la tête, amusé, avant d’attraper un shaker et de commencer à préparer mon cocktail. Je l’observe à nouveau, cette fois avec un peu plus de retenue. Il verse les liquides avec la même précision déconcertante, ses mouvements souples et assurés. Je constate combien ce métier lui est cher, comme une extension de lui.

La musique, les rires, les voix un peu trop éméchées qui braillent dans le micro du karaoké… tout s’efface à nouveau. Il ne reste plus que lui, moi et cette tension de non-dits entre nous, sourde, sous-jacente, que je dois briser.

Son bras se tend pour attraper un verre, et l’espace d’un instant, son regard croise le mien, déclenchant un nouveau frisson. Il ne s’y attarde pas et s'empare d’une autre bouteille. Quelques secondes plus tard, il pose mon cocktail devant moi.

  • Sans menthe, comme madame l’a demandé. Je t’ai mis un doigt ou deux de vanille. C’est pas dans la recette de base mais je me dis que ça peut te plaire. Ça rajoute un peu de sucré.

Zed me fixe attentivement, attendant que je rende mon verdict sur sa préparation. Je fais tourner le verre entre mes doigts, jouant avec la condensation avant de porter la paille à mes lèvres. L’alcool est présent, puissant, sans être envahissant. Une gorgée sucrée, douce et fraîche qui me monte rapidement à la tête. Un parallèle parfait avec la chaleur qui me consume intérieurement.

  • Ces doigts font vraiment des merveilles, je dis en posant ma main sur la sienne.

Il me regarde l’air suspicieux, avec une pointe d’hésitation, un trouble infime qu’il masque aussitôt. J’aperçois Jona derrière lui, je retire ma main tandis qu’il se penche à son oreille et avale le contenu de mon verre en quelques secondes.

  • Alright. Thanks, man, lui dit-il. Il semblerait que je sois autorisé à prendre une petite pause de cinq minutes. Jona gère, m’explique-t-il en se focalisant à nouveau sur moi.

Ses yeux me happent à nouveau, brun et or, malgré la pénombre. Je veux lui dire qu’il faut qu’on parle, mais j’ai peur de le voir se braquer, comme à chacune de mes tentatives jusqu’ici.

Et puis soudain, certainement alimentée par l’alcool, une idée folle germe dans ma tête.

  • Je crois que je vais aller tenter ma chance, j’annonce en désignant la scène.
  • Tu veux aller chanter ?
  • Quelque chose comme ça, ouais.

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