Chapitre 14 - Partie 2

6 minutes de lecture

A peine descendue du tabouret, je sens mes jambes trembler, chaque pas me semble plus maladroit que le précédent, mais je reste droite. Mon cœur cogne contre mes côtes, avec la violence d’un oiseau pris au piège, comme s’il cherchait désespérément à s’échapper, à fuir la folie que je m’apprête à commettre.

Quand j’arrive près de la petite table où l’homme en charge du karaoke est assis, je me penche vers lui, forçant ma voix à porter par-dessus la musique :

  • Hi, I’d like to sing.
  • What song ?
  • Misery from Maroon 5.
  • Alright. You’re up next.
  • Thanks.

Je m’éloigne doucement, gagnant le bord de la scène, tandis que le chanteur amateur poursuit sa performance. Je tente de calmer ma nervosité, serre mes mains, priant pour que personne ne les voit trembler.

Inspire. Expire. Tu peux le faire.

Je jette un oeil vers Zed, derrière son comptoir. L’étincelle moqueuse, avec cette pointe de défi si familière, qui brille dans son regard me donne d’autant plus de raison de ne pas me défiler.

La chanson prend fin. Le client achève sa prestation avec une révérence exagérée, descend de scène et me tend le micro dans un sourire.

  • Καλή τύχη
  • Thanks, dis-je, devinant qu’il m’encourage.

Je monte sur scène comme on monte à l’échafaud, prise d’un léger vertige, brièvement aveuglée par les spots, la clameur de la foule dans mon dos. Ma main serre le micro, trop fort sans doute, mais je refuse de la relâcher, concentrée sur l’écran qui affichera bientôt les paroles. Les premières notes de ma chanson flottent dans l’air, et lorsque les paroles s’affichent sur l’écran, je me retourne. Je fais face au bar, pour qu’il me voit, qu’il m’entende. Lui. Le seul spectateur qui compte : Zed.

Je commence la chanson telle qu’elle est écrite parce que je n’ai pas seulement besoin qu’il m’entende, je veux qu’il m’écoute. Je veux qu’il entende entre les mots, dans les silences, tout ce que qu’il ne m’autorise même plus à formuler.

So scared of breaking it

That you won't let it bend

Je commence à modifier les paroles, les tordre, les adapter, les faire miennes. Je veux qu’elles collent à notre histoire, à notre vérité, au message que je veux lui transmettre.

You run and hide your truth,

Still wanting to pretend.

You know our troubles

Are much deeper than they seem

Je réinvente la chanson au fur et à mesure que les mots me viennent, comme on écrit une lettre qu’on n’aura jamais le courage d’envoyer.

You'd rather cover up

I'd rather let them bleed

C’est pour ces mots que j’ai choisi cette chanson : lui ferait tout pour camoufler ce qu’il ressent, alors que moi, je suis prête à m’exposer, à tout montrer, même ce qui fait mal.

Je ne vois pas son visage, pas vraiment : la lumière me brouille la vue, et la distance crée un voile entre nous. Mais je remarque qu’il a changé de posture. Il s’est affaissé légèrement, la tête baissée, les épaules rentrées. Il commence à comprendre que je l’ai encore mis au pied du mur et qu’il ne peut pas fuir. Pas cette fois. Pas ici. Pas maintenant.

So talk to me

And you'll set us free, oh-yeah

Je sens une larme me monter aux yeux, une larme que je retiens de toutes mes forces. Je ne veux pas le blesser, je ne cherche pas à le mettre dans l’embarras. Je veux pouvoir avancer. Avec lui.

S’il te plaît, écoute-moi… Mais surtout parle-moi…

Man, you really got me bad

You really got me bad

And I'm gonna get you now

I'm gonna get you now

Je change le refrain car ce soir, il n’y a que lui. Le reste du monde n’existe plus. Il n’y a que Zed, moi, et cette tension brûlante et vibrante qui nous relie, comme un fil tendu à l’extrême.

Your tender lips and how

They collided with mine

Je raconte nos souvenirs déguisés en images, nos baisers volés et nos silences trop lourds. Je chante la frustration, l’attente, le besoin de lui, de ses mots, de sa vérité.

The thrill of becoming

Completely intertwined…

Je chante ce que mon corps ne supporte plus de garder enfermé. Chaque phrase est un coup de scalpel dans ma poitrine, me déchire autant qu’elle me délivre. Je le regarde toujours, incapable de détourner les yeux. Il est mon ancre, ma lumière, mon souffle.

I know deep down you care

But that you’ll never show

I know deep down you feel

You can never let me go...

Il recule d’un pas, croise les bras et s’appuie contre le fond du bar. J’ai peur que ce retrait soit le signe qu’il se braque, qu’il se ferme. Je mets toutes mes émotions dans le passage suivant :

Why do you do what you do to me? Yeah

Why won't you answer me, answer me? Yeah

Why do you do what you do to me? Yeah

Why won't you answer me, answer me? Yeah

Sa main passe sur son visage et s’arrime à sa bouche, comme un nouveau signe qu’il s’interdit de dire ce qu’il pense. Mon coeur se serre, mais je ne lâche rien.

J’ai besoin de savoir ce que tu ressens. J’ai besoin de savoir où on va. Ne te ferme pas…

Soudain, il redresse la tête et me fixe. Il n’a plus cette posture froide et renfrognée, comme s’il se préparait à agir ou à me répondre. Et puis je le vois hocher la tête.

La joie me frappe comme une décharge électrique. Il a entendu mon appel, je suis parvenue à passer outre ses barrières émotionnelles. C’est énorme pour lui. Je souris, à la fois triste et soulagée : j’ai obtenu ce que je voulais, ce dont nous avons besoin, mais je sais combien ça lui coûte.

Merci.

Il s’active ensuite derrière le bar et je comprends que sa pause est terminée. Je poursuis ma performance, le coeur plus léger, comme si je m’autorisais enfin à respirer.

Quand la dernière note s’éteint, je reste une seconde figée, toute entière concentrée sur Zed. Le silence ne dure qu’un battement de cœur avant que les applaudissements éclatent, me ramenant brusquement à la réalité. J’offre le micro au prochain courageux venu braver la foule et redescends de la scène sous un déluge de voix, de cris, de sifflements, de félicitations, mais je ne les entends pas vraiment.

Ce n’est pas pour eux que j’ai chanté.

Mon corps se faufile entre les fêtards, jusqu’au bar. Je remonte sur ma chaise, retrouve mon verre vide. Je joue avec la paille, gigote mal à l’aise tout à coup, n’osant pas lever les yeux, craignant de voir que Zed m’ignore à nouveau.

  • Tu veux boire autre chose ? me demande-t-il.

Nos regards se croisent. Il est résigné mais étonnamment calme, ou bien peut-être essaie-t-il encore de se cacher derrière son masque, pour préserver les apparences au travail.

Avant que je puisse lui répondre, quelqu’un me tape sur l’épaule :

  • Nice song ! I loved your changes. You’ve got great rhythm.

Je profite de cette distraction pour lâcher un peu de la tension qui m’habite.

  • Thanks. I was scared it would be shit. I improvised most of it.
  • Kudos to you for that. You should sing more often.
  • I’ll think about it. Thanks again.
  • Enjoy your night !
  • You too.

Je me retourne à nouveau vers Zed. Je vois dans ses yeux une colère rentrée, comme… de la jalousie ? Intimidée, je m’interdis d’y penser davantage.

  • Du coup ? Tu veux boire autre chose ?
  • Non, je rejette poliment. Je vais rentrer. Je t’ai assez dérangé comme ça.

J’ai largement perturbé sa soirée. Je déteste devoir le prendre au piège systématiquement. S’il me laissait lui parler normalement, je n’aurais pas besoin de tous ces stratagèmes. Une part de moi s’inquiète qu’il ne change encore d’avis et se referme.

  • Ok. Je rentre dans à peu près 3h, dit-il en se tortillant. On parlera à ce moment-là. Promis, assure-t-il, comme s’il avait lu mes pensées.

Il s'empare doucement de ma main et y dépose un baiser chaste.

  • Merci, je souffle, plus troublée par son geste, cette tendresse qu’il ne s’autorisait plus, que par sa promesse.

Je descends de mon siège et quitte le bar, sentant le poids de son regard dans mon dos et celui de ses clés dans mes mains à chaque pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire YumiZi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0