Chapitre 15 - Partie 1
Je referme la porte derrière moi avec une précaution presque superstitieuse, comme si le moindre bruit pouvait faire s’effondrer le fragile espoir que j’amène avec moi. Depuis la fenêtre, je perçois un infime murmure de musique, atténuée par les vitres épaisses, mais bien là, comme un rappel du monde qui tourne sans moi. J’avance dans la pénombre sans allumer la lumière, me laissant guider par les reflets tremblants des néons du bar qui colorent le sol de l’appartement de vagues teintes bleutées.
Je laisse tomber mes vêtements un à un dans la salle de bain, sans cérémonie. Sous la douche, l’eau chaude ruisselle sur ma peau avec un effet de baume, délasse mes épaules et détend mes muscles, mais mon esprit, lui, demeure ailleurs, tendu vers cette promesse que Zed m’a faite.
Quand j’émerge, une serviette enroulée autour du corps, je jette un regard avide vers l’horloge du salon : 00h26. Il me reste deux heures et demie à occuper. J’enfile un t-shirt large, une culotte de coton douce, familière, puis je déplie le canapé dans un geste machinal, presque cérémonial. Je m’y installe avec un livre que j’essaie de lire, mais mes yeux glissent sur les phrases sans parvenir à s’y accrocher. Les mots se succèdent, flous, et je dois relire trois fois les mêmes paragraphes sans comprendre ce que je viens de lire.
À 1h02, je me redresse, change de position, comme si cela pouvait forcer ma concentration. À 1h17, je me lève et me prépare un thé que j’oublie aussitôt sur le plan de travail. Je fais les cent pas dans le salon, reviens m’asseoir, ouvre une application sur mon téléphone, la referme et en ouvre une autre. À 1h38, je lance un podcast dans l’espoir de détourner mes pensées, mais les voix, trop lointaines, se mêlent à mon tumulte intérieur et finissent par s’effacer dans un brouillard indistinct.
L’horloge continue de tourner, mais à une lenteur exaspérante, comme si elle me narguait, consciente de mon impatience. J’ai l’impression de revivre l’après-midi où je lui ai envoyé ce message, celui qui a tout changé. L’attente est la même, cette boule d’angoisse lovée sous mes côtes, ce vertige à l’idée qu’il se dérobe encore, malgré sa promesse.
J’éteins la lumière pour ne plus être tentée de regarder l’heure. Je reviens m’asseoir sur le canapé, le t-shirt remonté sur mes cuisses, les bras enroulés autour de mes genoux. J’attrape mon ordinateur, l’allume d’un geste lent, comme si je redoutais qu’il affiche une heure trop lointaine : 1h54. Je finis par lancer une série, plus pour occuper le silence que par réel intérêt. Les images défilent sans me traverser, les dialogues se dissolvent dans l’air, incapables d’étouffer les battements de mon cœur ni le vacarme de mes pensées. J’observe l’écran sans le voir, comme on fixe un point pour ne pas se perdre.
L’épisode se termine, sans que j’en aie retenu le moindre détail. Mais au moins, le temps a filé, un peu. Dehors, la musique a cessé, les néons se sont éteints : Zed ne devrait plus tarder. Je referme doucement l’écran de mon ordinateur, le pose sur la table basse et j’attends, immobile, les bras toujours serrés autour de mes jambes.
Un bruit, à peine perceptible, me fait relever la tête : des pas dans l’escalier, puis le cliquetis discret de la clenche.
La porte s’ouvre dans un grincement timide. Zed entre sans faire de bruit, referme derrière lui avec le même soin que moi, comme s’il craignait de rompre l’équilibre du silence. Il reste un instant immobile dans l’entrée, son regard cherchant le mien dans la pénombre du salon. Il a l’air épuisé, défait par les heures, mais présent, ouvert.
Je soutiens le silence, le laissant s’étirer, car je veux qu’il le brise. Nous devons avancer, j’ai besoin d’une réponse.
Il dépose ses affaires, me tournant le dos. Je l’entends prendre une grande inspiration puis il s’assoit sur le bord du canapé, face au mur. Une de ses mains passe sur son cou, et il souffle, résigné :
- Je ne sais même pas par où commencer…
J’ai conscience que cette discussion lui coûte, que chaque mot est un combat. Une partie de moi s’en veut, mais l’autre sait que c’est nécessaire. Je ne peux que l’encourager, l’aider à franchir cette étape. Je me glisse derrière lui, une jambe de chaque côté des siennes et l’enlace. Il se fige, et pendant quelques secondes, tout semble suspendu. Puis il attrape mon bras, me fait passer sur ses genoux et me serre contre lui. Son corps est toujours si chaud, si familier, si naturel, que je ne peux que savourer ce contact. Je me perds un instant dans cette sensation, dans l’intensité de sa présence et fais aller une main dans son dos, le caressant doucement, presque instinctivement.
- Quand tu m’as appelé… Quand on a parlé…, bredouille-t-il avant de se reprendre. Quand tu m’as dit que je te plaisais, enfin… La première chose que j’ai ressenti ça a été du soulagement. Je me suis dit « Ouf ! C’est pas que moi. Elle aussi ressent quelque chose. ». Enfin tu vois, je me suis dit que j’étais pas un cas si désespéré si j’arrivais à plaire à une fille qui me plait aussi… Après, comme je t’ai dit, si tu avais été avec un pote, j’en aurais rien eu à foutre. J’aurais vraiment tenté quelque chose. J’aurais essayé de te piquer à lui. Mais là c’est pas le cas. T’es pas avec un pote. Et même si la douche l’autre jour, c’était… enfin voilà tu sais très bien ce que je veux dire… La fidélité pour moi c’est sacré. Et là, c’est encore plus hors limite pour moi. Je ne peux pas encore poignarder Nate dans le dos. Tu comprends ?
- Je comprends.
Je continue mes caresses, cherchant à préserver notre bulle intime, fragile et précieuse. Puis, doucement, je l’embrasse dans le cou.
- Mais là c’est différent, je souffle.
- Comment ça ?
Il desserre son étreinte mais je reste blottie contre lui, voulant profiter de notre proximité jusqu’au dernier moment, car ce que je m’apprête à lui dire, et que je n’ai jamais pu lui dire tant il fuyait, va certainement changer notre relation à jamais. Je prends une profonde inspiration avant de répondre :
- Parce qu’il sait. Enfin, il a toujours su que tu me plaisais. Je lui ai dit le premier jour où on s’est vu que t’étais super bien foutu. J’ai même plaisanté en disant que je m’étais trompé de frère…
- Si tu lui as dit les sentiments que tu as pour moi au début et ensuite plus rien, il l’a pris sur le ton de l’humour et il a déjà oublié, me coupe-t-il à la fois frustré et blasé.
- Non, justement. Quand je te dis qu’il sait, il sait, je le coupe à mon tour, mes mots maintenant plus assurés. Il a vu le suçon dans mon cou et il a tiré ses propres conclusions. On en a discuté et… Zed…, je murmure en me redressant pour lui faire face. C’est lui qui m’a dit de venir te parler pour mettre les choses à plat. Que si on avait une chance d’être heureux ensemble, il ne s’y opposerait pas.
Malgré son habituel masque d’indifférence, je remarque que ses yeux s’écarquillent légèrement, et je sais, sans l'ombre d'un doute, que ma révélation l’a profondément secoué. Le silence s’installe alors, lourd et presque insoutenable.
Assise sur ses genoux, je délaisse son dos et trace les contours de son visage du bout des doigts, tentant de me distraire en attendant sa réaction. Je dessine la courbure de sa mâchoire, de son menton, avant de laisser mes doigts glisser sur ses lèvres, pleines, chaudes et douces, comme dans mes souvenirs.
Hypnotisée, j’y laisse mon pouce quelques instants. Je sais que je ne peux pas l’embrasser. Pour l’instant, c’est hors limite, comme il l’a dit. Je dois le laisser faire son choix librement, mais j’en ai tellement envie. Le désir brûle en moi, presque irrésistible, alors, je triche. Approchant mon visage du sien, je dépose un baiser sur mon pouce, tout contre ses lèvres.
Tout se déroule ensuite très vite. D’un seul geste, Zed saisit ma main posée contre son visage, l’éloigne de lui avec une fermeté qui me coupe le souffle, puis glisse son bras le long de mon dos, me plaquant contre lui avant de me retourner. Me voilà allongée sur le canapé, paralysée par sa poigne. Au-dessus de moi, Zed me fixe, le regard brûlant, sauvage, presque animal, comme s’il comptait me dévorer toute entière. Je perçois l’urgence de son désir, une promesse qui m’enveloppe et me captive, plus intensément que je n’aurais pu l’imaginer.
Alors que je m'attends à ce qu'il maintienne sa poigne et se penche vers mes lèvres, Zed me surprend en me relâchant doucement. S'appuyant sur ses coudes, il encadre mon visage de ses mains, ses pouces effleurant mes joues avec une tendresse presque contradictoire.
- J'ai pas du tout envie de parler, murmure-t-il, son visage à quelques centimètres du mien.
Il continue de me caresser, ses yeux plongés dans les miens, avant de s’arrêter brusquement.
- Tu ne peux plus dormir sur le canapé.
Tout mon sang se glace. La sensation de rejet me frappe, intense, violente. Elle ne disparaît que lorsqu'il enfouit son visage dans ma poitrine, me ramenant à lui.
- Tu dors avec moi ce soir, déclare-t-il.
Ses intonations sont graves, presque solennelles, au point que je me demande si pour lui c'est un ordre ou un fait. J'ai besoin de voir ses yeux pour en avoir la certitude. Avant que je puisse répondre, il se redresse légèrement et précise :
- Juste dormir. Juste t'avoir contre moi.
Lorsque je croise son regard, je réalise que je me suis trompée. Ce n'est ni un ordre ni une constatation. C'est une requête.
- S'il te plaît, conclut-il.
J’opine et il sourit.
- Accroche-toi, me dit-il.
J’enroule mes bras autour de sa nuque et il me soulève comme si je ne pesais rien. Je resserre mes jambes autour de sa taille mais c’est presque inutile. Ses mains, fermement posées sur mes fesses, m'empêchent de glisser. Sa force m’impressionne. Arrivés devant la porte de sa chambre, il libère une main pour l’ouvrir et ne me tient plus que d’une seule. Et, encore une fois, ça n’a même pas l’air de lui coûter le moindre effort.
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