Chapitre 16 - Partie 1
Je ne me réveille pas, j’émerge, comme un débris qui remonte à la surface, rejeté par l’océan. Huit heures. La lumière du matin passe à travers les rideaux tirés, diffuse, pâle, sans chaleur. Je me lève sans réfléchir, mécaniquement, portée par une vieille habitude — celle qui me pousse à cacher ma honte et ma saleté.
J’ouvre le robinet de la douche, je monte la température trop haut, volontairement, pour que l’eau brûle, qu’elle dissolve les traces invisibles de ce rêve que je sens jusque sous ma peau. Je me frotte les bras, nerveusement, sentant cette absence de pilosité dûe aux brossages à la pierre ponce que je me suis infligée pour me nettoyer jusqu’au sang, jusqu’à l’oubli. À l’époque, je croyais que c’était ça, guérir : extraire la douleur, la rendre visible, palpable. Il ne reste rien aujourd’hui de ces années d’acharnement, aucune cicatrice, aucune preuve, si ce n’est cette peau lisse, cette zone sur mes avant-bras où plus aucun poil ne pousse.
Peu à peu, mes gestes ralentissent, se font moins durs, las. Je réduis la température de l’eau, mes mains glissent encore sur mon corps, mais sans haine, comme si elles cherchaient à apaiser. Je laisse encore l’eau couler quelques instants, elle ne lave rien, mais elle m’enveloppe d’une brume tiède.
En sortant, je jette un œil à la porte de Zed, toujours close. J’ai besoin de me distraire, de m’activer, mais je n’ose pas me lancer dans une session de sport. Je risquerai de le réveiller, et vu comme il était énervé hier soir, je n’ai pas envie de tenter ma chance.
Je replie le canapé, puis je me dirige vers la cuisine, une envie de sucre sur la langue. Mes doigts glissent sur mon téléphone, lançant une playlist en sourdine, à peine audible, pendant que je cherche dans les placards les ingrédients dont j’ai besoin. Les œufs claquent dans le bol, le sucre danse avec la farine, le lait s’y mêle en un tourbillon doux, la poêle chauffe, prête à recevoir la pâte toute fraiche. Une à une, les crêpes s’empilent, soigneusement, sur une assiette et leur parfum d’enfance flotte dans l’air, léger.
Entre deux retournements, je me trémousse le salon, portée par les rayons du soleil qui pointent le bout de leur nez. La bande-son de Hazbin Hotel pulse doucement, vibrante, sortie du petit haut-parleur de mon téléphone. Je me laisse aller, corps en mouvement, libre, légère, portée par ce rythme qui m’enlace, m’emporte.
Au détour d’une pirouette, je surprends Zed, immobile dans l’encadrement de sa porte, les bras croisés, un sourire en coin.
- Je fais des crêpes, j’explique, presque pour m’excuser d’utiliser ses ustensiles.
- Je vois ça.
Je retourne ma crêpe en cours avec soin, en me laissant aller au rythme, oubliant l’heure, oubliant la fatigue.
- Je prends une douche et je file bosser, dit-il tout à coup.
- Quoi ? Mais il est 11h ! T'es rentré aux aurores hier, je proteste, surprise.
- Je sais. Mais c'est légal. Merci les journées coupées.
- Journées coupées ?
- 11h-15h et après, 20h-1h.
- C’est nul.
Je repense à mes propres horaires un peu particuliers, mais ils sont à ma convenance. Je ne sais pas si je saurai m'accommoder d’un rythme aussi étrange s’il m’était imposé. Il traverse la pièce et, comme annoncé, s’enferme dans la salle de bain pour se doucher. Je profite qu’il soit réveillé pour augmenter le son : je ne risque plus de le déranger.
J’attrape une nouvelle louche de pâte que je verse doucement dans la poêle chaude. Mes mains glissent sur la spatule, le rythme de la cuisson me ramène un peu à moi-même.
Au moment où je me penche pour saisir une crêpe, la porte de la salle de bain s’ouvre. Zed réapparaît, un éclat fatigué mais calme dans le regard. Il me lance un bref sourire, et je sens, malgré la distance qu’il maintient, une tendresse discrète qui me traverse.
Another Lover de Vincint et Adam Lambert se lance. La chanson parfaite pour définir notre relation à Zed et moi en ce moment.
- Celle-là, elle est pour toi ! je lui lance.
Je ne peux pas m’empêcher de bouger, de laisser mes hanches onduler, mes mains glisser sur ma peau comme si elle ne faisait qu’un avec la musique. Je sens à nouveau cette vibration de la musique, cette tension, ce trop plein d’énergie qui monte en moi et qui ne demande qu’à sortir.
La musique s’arrête net. Je me tourne vers mon téléphone, dans les mains de Zed. C’est lui qui a coupé le son.
- Hey ! Ma musique !
- Tu peux mettre autant de musique que tu veux. Mais ça… C’est trop.
- Rabas-joie…
Et soudain je le vois, tout entier dans sa raideur, ses épaules tendues, sa respiration qui court, ses yeux qui évitent les miens. Cette danse, innocente à mes yeux, résonne en lui comme une provocation. Je sens une brûlure dans ma poitrine, ce mélange d’envie et de frustration qu’on essaie tous les deux de cacher, mais qui nous envahit malgré tout.
- Je vais être en retard, dit-il.
Il prend quelques crêpes sur la pile et sort de l’appartement.
- Zed ! Attends !
Malgré mes appels, il continue de descendre l’escalier et me laisse seule dans le silence, me demandant combien de temps encore nous pourrons nous tenir à distance, et ce qu’il se passera quand nous n’aurons plus l’énergie de résister.
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