Chapitre 16 - Partie 2
Je relance la musique, non pas pour danser cette fois, mais pour m’accrocher à quelque chose de vivant. Les notes se déploient doucement, emplissent l’espace comme un baume qu’on étale sur une brûlure encore vive. Je termine les dernières crêpes et les filme, sans y penser, gestes précis mais lointains — mon corps sait quoi faire, mon esprit, lui, dérive ailleurs.
Incapable de rester là à tourner en rond, j’enfile ma tenue de sport, étale une serviette sur le sol et enchaîne les abdos, les pompes, les mouvements qui épuisent et recentrent. La douche qui suit est brève, glacée, volontaire, pour trancher net dans l’agitation.
Quand j’en sors, la lumière a changé, plus nette, plus crue. Je décide de descendre travailler en terrasse. Zed sera là, sans doute, mais je n’ai pas l’intention de lui parler. J’enfile un short en jean, un débardeur rose, glisse mon ordi dans mon sac et referme la porte derrière moi.
La terrasse du bar est déjà animée : quelques rires, des tasses qu’on repose un peu fort sur le bois des tables, et cette lumière de fin de matinée qui blanchit les parasols. Je repère Zed tout de suite, penché sur la machine à café, les épaules contractées, comme s’il portait un poids invisible, trop lourd pour lui seul. À côté, Jona rit d’une remarque que je n’entends pas, son corps désinvolte appuyé contre le comptoir, une tasse en main.
Je m’avance vers eux, le pas plus sûr qu’il ne devrait l’être, comme si j’avais quelque chose à prouver. Jona me voit en premier, me gratifie d’un sourire tranquille, comme si tout était normal. Zed, lui, relève à peine les yeux, juste assez pour m’accorder un regard qui glisse sur moi, sans vraiment s’y attarder, et pourtant, je le sens plus fort que s’il m’avait touchée.
- Hello.
- Hey ! me salue Jona. Je ne m’attendais pas à te voir.
- Ouais, moi non plus, renchérit Zed, l’air vaguement surpris, mais pas mécontent.
Une jeune femme d’une trentaine d’années que je n’avais jamais vu se rapproche du bar, un plateau en main. Jona s’empresse de me la présenter.
- Au fait, tu ne connais pas la nouvelle serveuse.
- Enfin “nouvelle”... Ça doit faire cinq ans que je bosse ici tous les étés…
- Ouais… Elle fait presque partie des meubles saisonniers, rit-il Jona. Daphnée, Maud. Maud, Daphnée.
- Maud ? répète Daphnée, en tournant les yeux vers Zed, les yeux légèrement plissés.
- Oui. Maud.
Il y a comme un écho entre eux, imperceptible mais réel, quelque chose de contenu dans leur ton, dans leurs regards qui se croisent un peu trop longuement. Je sens une tension minuscule, à peine une vibration, mais elle me traverse. Le regard de Daphnée s’attarde sur moi avec une curiosité étrange, presque trop marquée, et tout à coup, je me sens en trop.
Je détourne les yeux, cherche Jona, m’accroche à sa présence comme à une bouée. Je dépose mon assiette sur le comptoir avec un sourire un peu trop appliqué.
- Euh… Je voulais te remercier pour la voiture hier. J’ai fait des crêpes. Je me suis dit que ça serait plus sympa de partager avec tout le monde.
- C’est adorable. Il ne fallait pas.
- C’était la moindre des choses, je réplique.
Daphnée s’est déjà servie et croque dedans avant de lever un pouce, visiblement conquise.
- Tu vois, c’est ça qu’il manque à ce bar : une touche féminine, dit-elle, la bouche encore à moitié pleine.
- Genre repeindre en rose et mettre des paillettes ? plaisante Zed.
- Mais non, abruti ! Je pensais à un truc utile. Et tout simple : une petite boîte avec des serviettes, tampons, même des culottes de secours dans les toilettes des femmes. Discret, mais accessible. Tu sais, pour celles qui ont un pépin et veulent pas rentrer chez elles, la honte au ventre.
- Ça se fait vraiment, ce genre de truc ? demande Jona, le front plissé par la curiosité plus que le jugement.
- De plus en plus. Et franchement, je trouve ça hyper bien. Pas toi, Maud ?
Je sens tous les regards se tourner vers moi, et d’un coup, l’air me paraît plus dense, ma gorge un peu sèche. Je n’aime pas qu’on m’interroge comme ça, à l’improviste, surtout pas sur des choses aussi personnelles. Pourtant, je sens qu’ils attendent une réponse, alors je la donne, même si je la regrette avant même de l’avoir finie.
- Euh… Je me sens pas vraiment concernée, je bredouille en haussant les épaules. J’ai un stérilet hormonal. J’ai plus à me soucier de ça depuis des années.
Il y a un petit flottement, juste assez pour confirmer que c’était trop intime, trop direct, déplacé. Derrière le bar, Zed s’active, prend un chiffon et essuie vaguement un verre, comme s’il ne savait plus quoi faire de ses mains. Jona, lui, lève les sourcils, un sourire mi-surpris, mi-amusé sur les lèvres et m’envoie un clin d'œil.
- Oooooh, interessante !
- Oui, bon… disons que ça a des avantages non négligeables, je plaisante malgré moi en comprenant ce qu’il sous-entend.
Zef interromps notre échange d’une voix sèche :
- Je prends une pause.
Et il disparaît dans l’arrière-salle, sans un regard, sans une explication. Jona et moi restons là, figés, face à ce retrait incompréhensible. Puis, comme si l’atmosphère n’était pas déjà assez étrange, la voix de Daphnée s’élève, calme, tranchante.
- Tu n’aurais pas dû venir, me dit-elle. Pas dans le bar, mais ici, en Grèce. Cédric mérite mieux, ajoute-t-elle en repartant en salle.
Sa remarque me fait tout à la fois l’effet d’une douche froide et d’une gifle. Je me tourne vers Jona, essayant de rassembler mes idées. Il me regarde avec la même expression que je devine sur mon visage : un mélange d’incompréhension et de stupeur. Mon cœur cogne, mais ce n’est pas de la colère, c’est un mélange de gêne, d’humiliation, de confusion pure. Pourquoi cette fille que je ne connais pas se montre tout à coup si hostile ?
- Euh… je vais… aller me poser pour travailler en terrasse. Euh… Est-ce que je peux commander quelque chose ? Un thé glacé ?
- Certo. Je t’amène ça.
Sa voix est calme, mais son regard reste accroché au dos de Daphnée, comme s’il essayait, lui aussi, de reconstituer un puzzle auquel il manque des pièces. Je m’éloigne lentement, avec cette sensation étrange d’avoir reçu un coup sans l’avoir vu venir, et surtout, sans en comprendre la raison.
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