Chapitre 16 - Partie 3

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Je m’installe en terrasse, à la même table que l’autre jour, à l’ombre d’un arbre. Mes mains tremblent un peu lorsque j’allume mon ordinateur, obsédée par cette phrase, lâchée comme une évidence : Zed mérite mieux.

L’émotion et la fatigue me font monter les larmes aux yeux. Je m’empresse de les essuyer quand Jona me rejoint avec un grand verre de thé glacé. Il dépose devant moi avec des gestes mesurés, presque attentifs.

  • Un thé glacé.
  • Merci, dis-je, sans oser croiser son regard.

Il repart, sans un mot, me laissant seule avec mon verre, mon écran et cette sensation insupportable d’être de trop, de déranger simplement en existant. Je soupire un grand coup, prends une gorgée de thé, sucré à souhait, comme s’il pouvait, à lui seul, remettre les choses en place.

J’ouvre ma boite mail, prête à démarrer ma journée de travail, mais un éclat de voix me fait redresser la tête.

  • Aïe ! Mais arrête ! Qu’est-ce que tu fais ?

Je me tourne instinctivement vers l’intérieur du bar, et assiste à une scène surréaliste : Zed, le visage fermé, tenant Daphnée par le bras, comme une enfant mal élevée, l’attirant vers l’arrière-salle. Elle proteste, plus agacée que véritablement inquiète, mais la colère évidente de Zed me secoue. Hier soir mis à part, je ne l’avais jamais vu perdre son sang froid.

Ils franchissent la porte battante, engloutis dans la zone réservée, et le silence retombe aussitôt, comme s’il ne s’était rien passé.

Je reste immobile, les yeux fixés sur la porte qui oscille doucement, mon corps encore en tension.

Tout est ma faute.

Essayant de masquer ma honte, je reporte mon attention sur mon ordinateur. Théo m’a envoyé deux nouveaux textes à traduire. Je clique, soulagée d’avoir une tâche claire, un objectif simple, une routine à suivre.

Une fois de plus, je suis bouleversée par cet auteur mystérieux : ses textes sont empreints de gravité mais aussi d’une certaine poésie.


Le mensonge trahit, le pardon libère. Et la langue française, maligne, nous souffle que “trace” est l’anagramme de “carte” — comme si chaque blessure pouvait devenir un chemin vers la guérison. Il faut juste ouvrir l'œil et chercher les signes.


J’aime beaucoup cet extrait, plus doux, presque méditatif, qui m’oppose un vrai challenge linguistique : comment garder le jeu de mot de l'anagramme ? Après quelques minutes de réflexion, je décide de proposer deux versions. Un première sans la traduction des anagrammes - avec des astérisques pour expliquer le jeu de mot -, et une seconde plus idiomatique avec “anger” et “range”. Anger is just range unbound — emotion stretched too far. But if you map its edges, even rage becomes a territory you can learn to cross. J’aime bien cette deuxième version, elle colle au thème, mais je dois reconnaître que ce n’est pas le message initial. Je laisserai le fameux Damien trancher.

Je poursuis avec le deuxième texte du jour.


Pardonner. Je ne pensais pas que ce mot aurait un jour sa place dans mon histoire. Pourquoi l’offrir à quelqu’un qui nous a blessé ? Parce que le pardon ne concerne pas l’autre : c’est un cadeau qu’on se fait à soi. Garder sa rancune, c’est offrir du pouvoir à l’autre. Moi, ça m’a pris des années. Mais j’ai finalement retrouvé ce que la colère m’avait enlevé : la paix. Et vous, vous pensez pouvoir vous libérer ?


Ce second texte me laisse plus agacée que fascinée : il y a des choses qu’on ne peut pas juste pardonner. “Ce n’est pas parce qu’on a soif qu’il faut boire du poison”. Je mets bien plus de temps que nécessaire à transposer les mots, cette fois-ci, parce que le texte m’agrippe malgré moi, me parle, me dérange, me force à regarder là où je n’ai pas envie.

Je me relis une dernière fois, ajuste quelques virgules, puis joins les fichiers à un mail rapide pour Théo.

Salut Théo,

Tu trouveras ci-joint les deux textes.

Pour le premier, j’ai proposé deux traductions :
– une littérale, fidèle au texte original, avec une note pour expliquer l’anagramme intraduisible ;
– une autre, plus libre, plus fluide, avec un jeu de mot anagramme, mais qui s’éloigne du message initial.

Je te laisse transmettre à Damien pour qu’il tranche.

Bonne journée,
Maud

Je clique sur envoyer, et laisse retomber mes mains sur mes cuisses, comme si cet acte minuscule venait de me coûter une énergie démesurée. J’ai beau aimer ce travail, aujourd’hui tout me pèse un peu plus que d’habitude.

Je m’appuie contre le dossier, profitant des quelques rayons de soleil qui filtre à travers le feuillage. Ma boîte mail se rafraîchit automatiquement, un petit bidip discret me ramène à la surface, à ce que j’ai mis de côté depuis trois jours : mon mariage.

Trois nouveaux messages, tous marqués d’un drapeau rouge, tous empreints de cette urgence sourde et familière qui accompagne depuis des semaines chaque étape de la préparation. Je n’ai même pas besoin de les ouvrir pour deviner le contenu, mais je le fais quand même, par réflexe plus que par envie, par devoir plus que par curiosité.

Le premier vient de l’agence de décoration, qui attend une réponse définitive sur les derniers éléments : l’arche florale, les nappes, les guirlandes lumineuses, les bougies suspendues — autant de détails censés créer une ambiance “magique” et “inoubliable”, selon les termes qu’on me répète sans cesse, comme s’il s’agissait de fabriquer un souvenir en avance, à la chaîne. Le second est du DJ, cordial mais pressant, qui réclame une playlist pour la soirée, une chanson d’entrée “dynamique” pour notre arrivée, une autre plus douce pour la découpe du gâteau, et une liste de titres à proscrire. Le troisième message est plus personnel, signé par le fleuriste — un ami proche de la mère de Nate — qui sollicite la validation de la commande de fleurs, en s’excusant d’insister, mais “le temps file”, dit-il, avec un point d’exclamation que je n’arrive pas à lire autrement que comme une gifle.

Je reste un moment immobile, le regard fixé sur l’écran mais l’esprit ailleurs, perdue dans cette accumulation de demandes, d’attentes, de décisions. Je pense à tous ces détails minuscules qui finissent par prendre toute la place : les boîtes à dragées à personnaliser, les centres de tables à fabriquer à la main — un différent pour chaque table, bien sûr, sinon quel intérêt ? — le jeu de piste que j’ai imaginé pour rythmer la soirée, le photobooth que Nate a exigé, les remerciements, les cadeaux de remerciement pour les invités, la logistique des couchages le jour J. Tous ces petits détails dont je dois m’occuper, alors que je ne voulais pas de cette grande cérémonie, de cette chorégraphie imposée, de ces obligations déguisées en festivités.

Loin de la pression, je réalise les efforts que je déploie pour Nate, pour que tout soit parfait; et qu’il se contente d’approuver ou de refuser mes suggestions. Je pense au traiteur, aux quatre entreprises différentes que j’ai dû solliciter avant qu’il ne se décide enfin, à chaque prestataire qu’il m’a laissée contacter, trier, rappeler, relancer — et à ce sentiment de solitude grandissante qui me serre la gorge un peu plus chaque fois que le mot “mariage” est évoqué.

C’est son mariage de rêve, mais c’est moi qui l’organise de bout en bout. Seule.

Une colère sourde monte en moi, aussitôt rattrapée par une vague de culpabilité, cette voix insidieuse qui me rappelle que je le fais parce qu’il m’aime.

Scandalisée par mon attitude ingrate, je ferme les yeux et mon ordinateur, dans un même geste, comme si ce double silence pouvait suffire à mettre le monde en pause.

Je n’ai pas la tête à réfléchir à ce mariage, et encore moins à toute la gestion qui en découle.

Je m’enfonce un peu plus dans mon fauteuil, le corps tout entier happé par l’assise. La nuit a été courte, quatre heures tout au plus, entrecoupées d’un sommeil agité, d’un cauchemar surtout, dont je peine encore à me défaire.

Nate m'aime. Mais est-ce que ça suffit ? Qu'est-ce que je veux ?

Je ferme les yeux, juste quelques secondes, pour calmer le vertige, l’agacement, la tension et cette lassitude qui s’installe sous mon crâne.

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