Chapitre 18 - Partie 2

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Le magasin est presque vide, à peine quelques touristes qui errent entre les portants avec l’air absent de ceux qui achètent sans réel besoin. La climatisation souffle faiblement, et l’odeur du tissu neuf mêlée à celle du plastique bon marché me soulève un peu le cœur. J’avance sans conviction entre les rayons, frôlant du bout des doigts des chemises en lin trop pâles, des robes flottantes, des t-shirts à messages mal traduits qui me donnent envie de fuir. Jona, lui, semble dans son élément, à l’aise parmi les vêtements, comme si chaque tissu, chaque étiquette contenait une promesse, une ouverture, une possibilité de recommencement.

  • J’ai l’impression d’être Julia Roberts dans Pretty Woman! je ris en lui montrant une robe en flanelle bleue.
  • Oui sauf qu’elle est sexy et essaie d’être distinguée. Nous on veut faire l’inverse.

Il s’aventure dans un rayon paré de tissus moulants, de coupes courtes, d’audaces textiles tout juste légales - dentelle noire, faux cuir, mini-robes brillantes, dos nus vertigineux, décolletés capables de faire perdre le nord à n’importe qui.

Il fouille, compare, fronce le nez, m’envoie des pièces par-dessus le bras - un bustier rouge sang, une robe noire qui ne semble tenir que par la pensée, un ensemble en simili vinyle que je prenais pour un maillot de bain.

Je le suis, docilement, tentant de me rappeler pourquoi je suis ici, pourquoi je m’impose cette corvée de boutique alors que je déteste ça.

La cabine d’essayage est minuscule, à peine un recoin dissimulé par un rideau trop court. J’y entre avec une espèce de prudence rituelle, comme si j’allais déranger quelque chose, ou quelqu’un. Mes bras sont chargés de vêtements que je n’aurais jamais osé approcher seule, qui ne ressemblent en rien à ce que je porte d’habitude.

Je reste un moment debout, face au miroir, sans bouger. J’ai l’impression de transgresser une règle silencieuse que je me suis imposée toute ma vie : ne pas trop en montrer, ne pas attirer le regard.

Pourtant, je retire mon t-shirt et en enfile un autre que Jona a sélectionné pour moi. Il est noir, simple, presque sage dans sa coupe, mais le tissu est si fin, si près du corps, qu’il semble murmurer des choses interdites avant même d’être enfilé. Je me tortille pour le passer et regarde mon reflet. Cette pièce n’a clairement pas été pensée pour être portée avec un short en jean, mais ça n’est pas si mal.

  • C’est vraiment très serré. Tu es sûr d’avoir pris la bonne taille ? je demande en ouvrant le rideau.
  • Oui ! Ça se porte comme ça. Par contre… Il va falloir enlever le short.

Le rouge me monte aux joues et je reste interdite quelques secondes.

  • Pardon ?
  • C’est une robe.
  • Non, je proteste. Vu ce qu’il couvre, c’est un haut.
  • C’est une robe ! Allez ! insiste-t-il en me poussant dans la cabine et en refermant le rideau.

Je me tourne à nouveau vers le miroir, hésitante, puis, à contrecœur, je défais le bouton de mon short. Je le fais glisser le long de mes jambes et je me retrouve là, presque nue, dans ce tissu minuscule qui ne couvre que l’essentiel — et encore, à peine.

J’ai l’impression d’être un mensonge habillé, une version trafiquée de moi-même, mais un mensonge dont je ne peux pas détacher les yeux. Je tire sur l’ourlet, par réflexe, il ne descend pas plus bas. C’est sa longueur maximale, une robe pour laquelle on n’avait pas assez de tissu en réserve et qu’on essaie quand même de vendre au prix d’une pièce entière.

Je hais la mode, où chaque raté peut devenir “stylé” avec le nom approprié. Tu foires ta coupe ? “Non, mais cette jupe, elle est “asymétrique”, tu comprends ?”. Les pièces sont cousues avec les pieds ? “Mais c’est parce que c’est un modèle “destructuré”, ma chère !”. Vraiment un monde d’hypocrites !

J’ouvre le rideau à contrecœur et montre le résultat.

  • Tu vas le tuer si tu viens comme ça, plaisante-t-il.
  • Et moi aussi, je soupire. C’est pas moi, ça. J’oserai jamais me montrer là-dedans. Ni dans aucun des trucs que tu as choisi.

Je me sens travestie, une caricature ridicule dans une parodie de séduction. Ce n’est pas du désir que j’inspire, c’est du malaise : le mien.

  • Ok. Fais ton propre tour dans les rayons. Regarde tout ce que tu penses être en mesure de porter, mais pitié pas de petites fleurs…

Je me rhabille et sors des cabines. Je pars à la recherche de la perle rare, évitant les tissus trop brillants, les robes trop courtes, les corsets trop serrés. Je sonde les portants, en quête d’une échappatoire, d’une pièce qui me laisserait respirer un peu, tout en restant dans le rôle.

C’est là que je la vois : une robe rouge vif, avec de fines bretelles et un tissu opaque. Je tends la main, c’est doux, fluide, la coupe pourrait convenir à la fois à la vision de Jona et à ma pudeur.

Je retourne voir Jona, curieusement pressée de tester ma trouvaille. Je rentre dans ma cabine et enfile la robe, tremblante d’anticipation. Quand je lève les yeux vers le miroir, mon souffle se bloque.

La robe épouse chaque courbe, chaque hésitation de ma peau. Elle est moulante sans être vulgaire, provocante sans être complètement indécente, si on omet le décolleté qui est… abyssal. Il descend si bas que je ne peux même pas porter de soutien-gorge sans qu’il se voie. Bon gré, mal gré, je le retire et me regarde à nouveau.

Je suis véritablement transformée dans cette robe, et contre toute attente… j’aime ce que je vois. Je ne sais pas comment prendre ce revirement de ma part.

Je passe une main dans mes cheveux, soupire, puis tire le rideau d’un geste sec. Jona lève les yeux de son téléphone, s’arrête net dans son mouvement, et je vois son expression changer - pas de rire, pas de blague, il me regarde vraiment - comme s’il ne s’attendait pas à ça.

  • E… E perfetta, souffle-t-il.

Je me sens rougir, ne sachant pas s’il parle de ma tenue ou de moi. Il me scrute de haut en bas, un peu trop longtemps, et je me demande s’il n’a pas oublié pourquoi on était là, pour qui j’ai enfilé cette robe. Il est troublé, dommage collatéral de cette opération séduction, et je détourne le regard, surprise, presque honteuse de l’effet que je produis.

  • Tu crois vraiment que ça va marcher, ce plan ? Je veux dire… tout ça. La robe. Le look. C’est tellement cliché. Vieux comme le monde.

Il me sourit, sans moquerie, avec une tendresse désarmante.

  • C’est parce que c’est vieux comme le monde que je suis sûr que ça va marcher.

Je regagne la cabine, retire la robe rouge, et enfile mon débardeur et mon short, ravie de retrouver des vêtements plus familiers. Quand je sors, Jona me sourit, complice, sans aucune ambiguïté cette fois. Je passe en caisse, règle la robe et nous partons.

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