Chapitre 19 - Partie 3

6 minutes de lecture

Quand je reviens dans le salon, pieds nus, moulée dans ma tenue rouge, Jona me contemple à nouveau de la tête aux pieds.

Je me racle la gorge, il sourit et m'invite à prendre place sur une des chaises hautes de sa cuisine.

Il a réorganisé le comptoir comme un chef : le nécessaire de maquillage y est disposé avec méthode, et à côté se trouve une batterie d'instruments de coiffure - un sèche-cheveux, une brosse ronde, du gel, de la laque, des pinces, un miroir à main.

Je lève un sourcil, intriguée.

  • Tu fais aussi salon de beauté ?
  • Ce soir uniquement, rit-il. Allez, assieds-toi, bella.

Je m’installe, mains croisées sur mes cuisses, docile et curieuse. Il ne me demande pas ce que je veux, il a déjà son idée en tête. Il passe ses doigts dans mes mèches encore humides, défait quelques nœuds avec une douceur surprenante. Je sens le plastique de la brosse effleurer mon crâne, les mèches qui se tendent doucement sous la chaleur tiède du sèche-cheveux. Il ne force rien, joue avec l'air, tourne, lisse, relâche, encore et encore. Par moments, une mèche s’échappe, vole devant mes yeux. Il la remet derrière mon oreille d’un geste automatique.

Je reste immobile, suspendue à ce moment, à la douceur des gestes, au bourdonnement du sèche-cheveux qui couvre un peu les battements de mon cœur.

Quand il coupe l’appareil, le silence me semble plus dense encore. Je sens mon cuir chevelu tiède, légèrement gonflé, comme si la chaleur m’avait aussi modelée de l’intérieur.

  • Ne bouge pas, souffle-t-il, vaporisant la dernière touche de laque.

Il recule enfin d’un pas, m’observe quelques secondes, puis acquiesce lentement.

  • On passe au maquillage. Ferme les yeux. N'ouvre pas tant que je ne te le dis pas.

Je m'exécute.

Le premier contact est frais, léger, spongieux et collant. Il tamponne mon visage de cette texture étrange, puis prend délicatement mon menton dans sa main et fais aller ma tête de droite à gauche.

Après un murmure de contentement, je sens ensuite quelque chose de doux balayer mes joues, les recouvrant d’une poudre légère, presque imperceptible. Il revient, repasse, puis applique quelque chose d’un peu plus humide contre mes paupières, un produit crémeux, étalé du bout du doigt ou d’un autre ustensile - je ne saurais dire. Le geste est lent, précis, concentré. Je sens le fard s’étaler, s’insinuer dans les creux, comme une ombre.

Pour l’étape de l’eye-liner, il m’invite à ouvrir les yeux et à regarder le plafond. Le froid glacial du produit me surprend. La pointe glisse au ras de mes cils, et je me crispe, tétanisée à l’idée de cligner des yeux et de le faire déraper. Jona continue de dessiner sur ma peau, impassible, sa main, ferme, contre ma tempe.

Vient ensuite le mascara : une sensation étrange, un frôlement sur mes cils, comme si on peignait les bords de ma vision. Ça chatouille, ça picote un peu. Je sens que ça s’intensifie, qu’il insiste. Mes paupières s’alourdissent.

Il s’attarde enfin sur ma bouche. La texture est plus dense que ce à quoi je m’attendais. Je sens le stick glisser sur ma lèvre inférieure, puis la supérieure, puis un pinceau corrige les bords.

  • C’est bon. Ouvre.

Il s’écarte, me tend le miroir, sans un mot et je retiens ma respiration. Ce n’est pas moi, pas tout à fait. C’est une version de moi que je n’ai jamais vue, jamais osé imaginer.

Mes cheveux sont souples, brillants, dans une forme vaguement ondulée, presque sauvage. Je ressemble à une créature tirée d’un livre de contes, aux yeux sombres, profonds, presque surnaturels. Et pourtant, il n’y a rien d’outrancier, c’est juste… tranchant. Je me demande un instant si cela plaira à Zed autant qu’à moi.

  • Allora ? demande-t- il, satisfait.
  • Wow. C’est… Wow.

Je m’admire sous tous les angles, mi-fascinée, mi-surprise du résultat. La voix de la raison se rappelle à mon bon souvenir et je murmure malgré moi :

  • Ça va être l’enfer à enlever.
  • Mais non. Un petit coton avec du démaquillant, et voilà ! Tu retrouveras ton naturel, assure-t-il en me tendant ledit produit.

Je le remercie, me lève, récupère mes affaires et traverse le palier pour la quatrième fois de la journée. Je dépose mes vêtements dans la machine, laisse le démaquillant dans la salle de bain, puis chausse mes sandales blanches. Leur contact familier contre mes orteils me ramène un instant à la réalité. Un dernier regard dans le miroir : la robe rouge, le maquillage sombre, les cheveux sauvages… Je referme doucement la porte derrière moi et retrouve Jona.

  • Tu es prête ? Comment tu te sens ?
  • Je suis terrifiée.
  • Ça va très bien se passer. Tu n'auras qu'à entrer dans le bar pour le scotcher.

La partie séduction n’est pas ce qui m’inquiète. Avec Nate, notre vie sexuelle est quasiment inexistante, mon dernier rapport remonte à des mois. Dans le feu de l’action, l’autre jour sous la douche, je ne me suis pas posé la question - tout allait trop vite, j’étais ailleurs -, mais là, maintenant que tout est calculé, préparé, que j’ai le temps d’y penser, malgré l’envie et l’espoir, la peur d'avoir mal s’insinue.

Zed ne me blessera jamais volontairement, pourtant cette crainte, sourde, floue, presque animale, s’accroche à moi comme une seconde peau — tout comme l’incapacité à trouver les mots pour la lui confier, le moment venu.

Je m'apprête à attraper la poignée de la porte d'entrée quand Jona m’arrête d’un geste :

  • Aspetta, principessa. Il faut que je sois à la hauteur de ma création.

Je le regarde, perplexe tandis qu’il disparaît dans sa chambre où je distingue un tiroir qui claque, puis le bruit distinct d’un cintre glissant sur une tringle.

Lorsqu’il revient, c’est une autre version de lui qui apparaît : une chemise bleu ciel parfaitement repassée, à manches retroussées juste ce qu’il faut, et un chino jaune pâle qui lui donne des airs de playboy italien en villégiature. Il a même pris le temps de passer une main dans ses cheveux pour les recoiffer, un brin d’eau ou peut-être du gel pour leur redonner cet air désinvolte, savamment contrôlé.

  • Et voilà. Maintenant on peut aller briser des cœurs.

Je plisse les yeux, réprobatrice :

  • Tu veux dire se tenir au plan et séduire Zed ?
  • Ça, c’est la première partie de la nuit. Et mon plaisir à moi ? rit-il. Aussi distrayant que ça soit, je ne compte pas vous entendre faire trembler les murs en restant seul dans mon lit.

Je lui lance un regard mi-amusé, mi-exaspéré, pour dissimuler la gêne que sa réflexion fait naître en moi. Il prend ma main et nous descendons l’escalier. Nous approchons à grands pas du bar, le bruit de la musique et des conversations de plus en plus fort à chaque pas.

  • Il est toujours temps de faire machine arrière, me souffle Jona, un brin taquin.
  • Pas question ! J’irai jusqu’au bout.

Il me sourit, confiant, et nous faisons notre entrée dans la salle bondée, main dans la main. La chaleur m’enveloppe peu à peu, dense et saturée de parfums capiteux, d’alcool et des vibrations d’une musique enivrante. Autour de nous, les conversations se mêlent en une rumeur indistincte, tandis que des silhouettes vêtues d’étoffes légères glissent et ondulent sous les lumières tamisées.

Je ne suis ni la plus dénudée, ni la plus provocante, mais je sens les regards converger vers moi. Je me sens soudain intouchable, comme si rien ni personne ne pouvait rivaliser avec ce que je dégage. Pourtant, aucun de ses spectateurs anonymes n’existe pour moi. Un seul regard m’importe, une seule réaction compte : celle de Zed.

L’envie de chercher sa silhouette au comptoir me brûle. Sentant mon hésitation, Jona exerce une pression légère sur ma main, m’incitant à rester droite, à ne rien laisser paraître. Il croise mon regard, et d’un signe de tête, m’assure que tout est sous contrôle.

  • Ça va marcher, me rassure-t-il. Tu es superbe. Dès qu’il t’aura vue, Cédric ne saura même plus comment respirer.

Puis, en parfait maître du terrain, il fend la foule avec une autorité et une assurance naturelle vers notre table savamment choisie.

Son pas déterminé, son calme presque insolent, évoquent une forme de pouvoir discret, celui d’un maître des lieux, qui sait où il va et ce qu’il veut. Je devine qu’ici, dans cet espace qu’il connaît par cœur, il est libre de bien des choses.

Lorsque je m'assois, je prends une résolution : je ne resterai pas dans cet entre-deux. Si Zed ne tombe pas dans mes filets ce soir, c’est moi qui mettrai un terme à ce qui nous lie. Définitivement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire YumiZi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0