Chapitre 20 - Partie 1

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Daphnée s'approche de notre table, en apparence uniquement pour prendre nos commandes.

  • Alors ? Lui demande Jona, son ton décontracté tranchant avec ma tension intérieure.
  • Il a mordu à l’hameçon. Mais pour le ferrer, il va falloir faire mieux.
  • OK. On va prendre 3 rails de shots surprises au rhum pour commencer. Tu veux autre chose ?
  • Une piña Colada, sans glaçon et sans menthe.
  • Mets-moi une bière, complète Jona.
  • C'est noté ! Dit-elle en tournant les talons.

Je sens le souffle de Jona se poser sur mon oreille et sa main sur ma cuisse.

  • Est-ce que tu es prête à aller plus loin ?

Une alarme se déclenche dans ma tête, aussi forte qu’une corne de brume, mon corps menace de se tendre, mais je reste dans mon rôle, détendue et souriante.

Il ne t'a rien fait. Ce n'est pas celui qui t'a blessée. Tu peux avoir confiance.

Posant ma main sur son épaule, je réponds “Oui” grâce à notre signe. J'ai dit que j'irais jusqu'au bout et je ne compte pas craquer maintenant.

Il passe une main délicate dans mes cheveux et murmure contre mon cou :

  • N’aie pas peur.

Puis il pose ses lèvres sur ma peau, quelque part entre ma joue et la commissure de mes lèvres. Je le fixe, sidérée : il n’a pas enfreint les règles, mais il joue avec, et ça me bouleverse. Mon signal de détresse s’active, tous les rouages de mon cerveau se mettent en alerte.

  • Tout va bien, assure Jona. Je n’irai pas plus loin. Je m’y suis engagé.

Le premier rail de shots arrive, accompagné de la piña colada et de la bière. Daphnée les dépose avec un sourire malicieux, comme si elle savait déjà ce qui allait suivre.

  • Le coup du baiser… Chapeau. Là, vous êtes parfaits, lance-t-elle en repartant.
  • On trinque à cette victoire trop facile à venir ? me demande Jona, un shot déjà en main.
  • Je n’ai jamais bu ça. Je n’aime pas l’alcool.
  • Essaie. C’est fort. Ça chauffe.

Je prends un verre et trempe le bout de mes lèvres. Le liquide me brûle, comme si je sentais chaque micro coupure. C’est le genre de boisson qui ne me correspond pas : trop agressif.

  • Il faut boire tout d’un seul coup, rit-il. Et je te conseille de souffler un grand coup après, pour évacuer les vapeurs.

J’acquiesce en souriant, comme une écolière devant son professeur. Nos verres s’entrechoquent avec un petit clink sec et j’avale. Le rhum brûle ma gorge, je retiens une grimace et me mets à tousser tandis que Jona m’observe, hilare.

  • On dirait que tu viens de mordre dans un citron entier.
  • Pourquoi les gens s’infligent ça ?
  • Pour ce qui vient après. Quand ça fait effet.

Il me sourit, sincère. Son regard est doux, son genou touche le mien. C’est simple, fluide, comme si on jouait une scène qu’on a répétée mille fois. Et pourtant, tout est nouveau.

Un deuxième shot. Puis un troisième.

On rit pour de vrai, de petites choses absurdes, de souvenirs qu’on redécouvre à mesure qu’on parle et on rapproche nos chaises jusqu’à être presque collés. Jona m’imite une cliente ivre qui l’aurait dragué à la fermeture l’année dernière, avec un accent russe approximatif et des gestes grandiloquents. Je ris à m’en étouffer, la tête renversée, incapable de reprendre mon souffle. Il me regarde, un peu fier de son effet, un peu ému aussi peut-être.

Je bois sans compter, alternant entre la fraîcheur de mon cocktail et le feu des shots. Ma peau picote, mes joues s’échauffent, et j’ai la sensation étrange que mes membres flottent légèrement. Comme si l’alcool décollait tout ce qui me retient d’habitude, les freins, les doutes, les souvenirs désagréables. Tout devient plus brillant. Plus doux. Plus flou aussi.

Ma tête est légère. Flottante. Et cette petite voix — celle qui me répète de rester sage, de me faire oublier, d’être discrète, docile, effacée — elle est toujours là, mais en sourdine. Comme un vieux poste radio dans une pièce voisine. Elle tente encore de me souffler « attention, tu vas trop loin », mais ses mots s’embrouillent dans les basses de la musique, dans les rires, dans la chaleur qui pulse dans mes joues.

Le deuxième rail arrive déjà, aligné comme une promesse trouble. Jona trinque à nouveau sans se poser de questions. Moi, je fais glisser un shot entre mes doigts, un peu hésitante. Il sent fort. Sucré aussi. Il me regarde avec un sourire en coin.

  • On commence à prendre goût à l’alcool ?
  • Je ne sais pas. Je crois que je suis… bien.

Je bois. La brûlure est immédiate, mais elle se transforme vite. Ça descend en une ligne chaude le long de ma gorge, puis ça se répand. Dans la poitrine d’abord, une chaleur dense, moelleuse, puis dans les bras, les joues, les jambes.

Les heures défilent, sans que je ne m’en rende compte. Tout devient plus rond. Plus lent. Et plus rapide à la fois.

  • J’ai l’impression d’avoir un petit tonneau dans la tête, je plaisante en oscillant ma tête de chaque côté. Il roule…

Je laisse échapper un rire sans vraie raison, comme une bulle trop pleine. Jona me regarde, franchement amusé.

  • Voilà, tu as la réponse à ta question. Les gens boivent pour plein de raisons, mais la plupart aiment cet état d’euphorie.

Mes pensées deviennent collantes, engourdies, et pourtant tout me paraît plus clair, plus drôle, plus vivant. Le bruit autour de nous s’atténue, comme filtré. Je vois les gens, je vois les lumières, je sens les corps proches, mais tout est recouvert d’un voile tiède. Comme un bain. Comme une étreinte.

Je le touche sans y penser, ma main glisse sur son bras, reste accrochée à son genou. Je cligne des yeux lentement, mes pensées sont pleines de coton et de lumière. Chaque son me fait sourire, chaque détail me fascine. La voix de Jona, plus grave, plus proche. Le tissu de sa chemise sous mes doigts. L’éclat d’une lumière dans son verre.

Je pose ma main sur son torse, sans réfléchir, juste pour le plaisir du contact.

  • Oui. C’est comme… tomber amoureux de tout. D’un coup. Tout est plus… Plus, je dis à court de mots.

Il rit, sa fossette se creuse davantage. Je ris encore. Pour rien. Pour tout. Mon rire sort plus fort que je ne le pensais, cristallin, incontrôlable. Je penche la tête en arrière. Je me sens belle. Forte. Inarrêtable. Désirable.

Soudain, la musique change. Une rythmique plus profonde, plus lente. Je ne reconnais pas le morceau, mais chaque vibration me traverse comme une caresse, chaque battement m’enfonce un peu plus dans cette torpeur délicieuse, moite, suspendue. Le petit tonneau dans ma tête roule encore, mais il est devenu musique lui aussi.

Jona se lève d’un mouvement fluide et me tend la main. Pas un mot. Juste son regard, brillant, amusé, et sa paume ouverte. Je la saisis sans réfléchir. Je n’ai plus froid. Je n’ai plus peur. Je suis liquide. Je suis lumière. Je suis une autre version de moi-même — ou peut-être celle qui a toujours voulu respirer. Je me lève d’un bond, un peu trop vite. La pièce tangue, je m’accroche à son épaule en riant comme une gamine.

Sur la piste, les corps bougent déjà, serrés. Mais je ne vois qu’un seul espace : celui que Jona m’offre, entre ses bras. Je me laisse couler contre lui, mes bras toujours autour de sa nuque, mes hanches épousant les siennes au rythme lent et entêtant de la musique. Je ferme les yeux et derrière mes paupières, ce n’est plus Jona que je sens contre moi. C’est lui. Zed.

L’odeur a changé, la texture de la peau aussi. Le corps est plus large, plus dense. Mes mains glissent sur une chemise claire qui devient t-shirt noir dans mon imagination. Mon cœur bat fort, mais ce n’est pas de peur. C’est de désir.

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