Chapitre 22 - Partie 2

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Puis, doucement, sa voix me parvient, dans un souffle bas, presque une caresse :

  • T’as faim ?

La question, si anodine après l’intensité de ce que nous venons de vivre me désarçonne quelques secondes, puis je me ressaisis et demande, moqueuse :

  • Il reste de quoi manger dans tes placards ?

Il rit doucement, un rire qui m’effleure la peau plus qu’il ne résonne dans l’air, et j’ai envie de m’y lover, de me blottir dans cette chaleur douce qu’il dégage sans même y penser.

  • J’ai fait des courses hier. Mais je suis surtout allé au marché ce matin, pendant que tu dormais.

Je me redresse un peu, surprise, mon coeur se serre d’émotion : il m’a fait une place dans son armoire, il est sorti acheter des choses expressément pour moi. J’ai l’impression que cette fois, ça y est, notre histoire commence.

Je l’embrasse parce que je ne sais pas comment dire merci sans que ma voix tremble, parce que mes mots seraient maladroits alors que ma bouche sait encore le langage du silence et du désir.

Il me fait basculer sous lui dans un mouvement devenu presque habituel, mes cheveux s’étalent en éventail sur le drap, et nos souffles s’entrelacent encore tandis qu’il inonde mon visage de baisers. Puis il se retire, je proteste et m’accroche à lui.

  • Ne bouge pas. Je reviens, dit-il.

Je m’empare d’un coussin et le serre contre moi comme un substitut de mon amant, puis je râle exagérément :

  • J’espère bien. Dépêche-toi !
  • Bien, milady.

Il se lève, nu, tranquille, magnifique de simplicité, je me blottis un peu plus dans l’oreiller, la joue contre le coton chaud, et je ferme les yeux. Je n’ai pas envie d’analyser cette paix que je ressens, parce que je sais qu’à vouloir la nommer, je risquerais de la briser.

Quand il revient, il tient un sac et un torchon sous le bras. Avant de s’installer, il s’approche de la fenêtre et entrouvre les volets, la lumière du matin glisse dans la pièce, douce et pâle, découpant des lignes dorées sur les draps et sa peau nue. Allongée sur le ventre, je l’observe en silence revenir vers moi, étaler le torchon sur le lit avec une délicatesse presque cérémonielle, puis disposer les aliments entre nous : pita encore tiède, fromage affiné, fines tranches de viande séchée, et des fruits en abondance.

  • C’est pas un déjeuner très travaillé, s'excuse-t-il, mais je me rattraperai ce midi.

Sa réflexion fait germer une question impossible à retenir :

  • Dites donc, monsieur, puisqu’on parle de cuisine… En trois ans, à se parler tous les jours ou presque, tu n’as pas pensé à me dire que t’es super doué ?
  • J’avais pas de raison. C’est jamais venu dans la conversation, affirme-t-il en haussant les épaules, faussement modeste.

Je lève les yeux au ciel, pioche un grain de raisin et le lui tends. Il mord dedans avec gourmandise et m’embrasse juste après, comme si le sucre devait se transmettre.

  • D’autres secrets que tu voudrais confesser ? je demande.

Il prend une tranche de viande et se cale contre l’oreiller, une main derrière la tête.

  • Quand j’étais petit, on est allés à Dunkerque pendant le carnaval. Ambiance de folie, déguisements partout, fanfares, tout le bordel. Et à un moment, on a croisé un groupe qui parlait flamand. J’avais jamais entendu ça. Zéro repères.

Il me lance un regard en coin, mi-gêné, mi-amusé.

  • Et à partir de là, j’étais convaincu que tous les gens qui parlaient pas français… devaient d’abord penser en français et traduire dans leur langue avant de parler.
  • Trop mignon, je pouffe, étouffant mon rire contre ma main.
  • Surtout très con ! Je me disais que ça devait leur prendre un temps fou. Je comprenais pas pourquoi ils se prenaient la tête. Autant parler directement français…

Je secoue la tête, attendrie et me redresse pour l’embrasser.

  • Et toi ? demande-t-il quand je retourne à ma place. Il y a des trucs que tu m’as caché ?

La question me paralyse une seconde, parce que oui, je lui ai caché des choses - mon passé, mon vrai nom -, mais ce n’est pas le moment et pas l’information qu’il cherche. Je parviens à faire passer mon trouble pour de la réflexion en mâchant un bout de pita, puis je révèle quelque chose de trivial :

  • Je connais la plupart des répliques de Roméo et Juliette par cœur en français et en anglais.
  • Avec ton tempérament, ça m’étonne même pas ! rit-il. C’est bien un truc de fille… Ça dégouline de sentiments, tout ça pour niquer et mourir…
  • Hé ! Ça a été mon œuvre fétiche pendant des années.
  • Ça rend pas l’histoire moins naze, plaisante-t-il.

Je lui envoie un coussin à la figure, qu’il esquive sans aucune difficulté.

  • Je te ferai voir la version de Franco Zeffirelli un jour. C’est la meilleure à mes yeux.
  • Il va me falloir une sacrée compensation pour endurer cette torture.

Je rampe sur le lit, me rapproche de lui, laisse mes doigts effleurer son torse, son ventre et descendre jusqu’à son entrejambe.

  • Je trouverais une façon de te récompenser, je susurre.
  • Dans ces conditions, je suis prêt à le voir dix fois, rit-il.

Mon regard s’attarde sur sa cuisse, sur ce tatouage que j’avais déjà entrevu sans vraiment le regarder. Là, dans la lumière dorée du matin, il se détache nettement sur sa peau. Un cercle noir, au centre duquel une sorte de flamme stylisée semble danser. J’ignore ce qu’il représente, mais il m’intrigue, je sens qu’il y a là une forme de code, un symbole d’initié. Alors je lui pose la question, à mi-voix, craignant de m’engager sur un terrain qui risque de le braquer, mais il s’anime.

Il m’explique que ça vient d’un jeu de cartes auquel il jouait au lycée, un univers de créatures, de terrains et de forces élémentaires qu’il faut combiner pour faire perdre l’autre. Il parle avec les mains, avec une étincelle au fond des yeux, avec une joie tranquille, presque enfantine. Plus il parle, plus je le vois s’illuminer, comme si quelque chose en lui s’éveillait à nouveau, et j’aime le voir ainsi, radieux et entier dans ce qu’il aime. J’écoute, sans tout comprendre, mais fascinée par ce que sa voix me révèle de lui.

Il raconte que ce symbole est une énergie dans le jeu, celle qu’il préfère, celle avec laquelle il a commencé à jouer, avant de se tourner vers les jeux vidéos. Et puis ses épaules se crispent, sa nuque se raidit, comme si un fil invisible venait d’être tiré, quelque part en lui.

Je l’observe en silence, et chaque seconde qui passe me confirme que quelque chose cloche. Son regard, quelques secondes plus tôt encore si vif, si vibrant de passion, se voile légèrement. Il ne regarde plus rien, ou alors quelque chose que je ne peux pas voir, quelque chose qui vit derrière ses yeux. Il se frotte rapidement les yeux, et ce geste, si calme en apparence, me bouleverse, parce qu’il est trop maîtrisé. C’est le geste qu’il fait quand il essaie de se cacher, de se contenir.

  • Tout va bien ? je demande, connaissant déjà la réponse.
  • Ouais, ouais. T’inquiète pas.

Je me redresse, prends son visage dans mes mains, pour le rassurer, pour insuffler un peu de lumière dans ses yeux si troubles à présent.

  • Tu sais que tu peux me parler, pas vrai ? Quand tu veux. De ce que tu veux.
  • Je sais. Mais y a rien à dire. Vraiment, ça va.

Le sourire qu’il m’offre est faux, une façade savamment étudiée mais pas assez pour me berner. Je voudrais creuser la question, lui dire que je ne cherche pas à le mettre mal à l’aise, mais je me sens soudain hypocrite. J’ai mes secrets, il a le droit d’avoir les siens, alors je me tais.

  • Et toi, enchaîne-t-il. Ça représente quoi ce que tu as dans le dos ?
  • C’est moi qui l’ai designé, j’en suis super fière. C’est… ma carte d’identité spirituelle. Il y a tout ce qui fait que je suis moi.

J’ai mis des années avant de trouver le design parfait. Je voulais assembler tant d’éléments que c’était difficile de faire quelque chose à la fois esthétique et cohérent. Le déclic est venu en regardant un documentaire sur les Vikings.

  • Tu vois la forme globale ? C’est une flèche. Parce que j’irai toujours de l’avant, j’explique. C’est aussi un signe de ma… dualité ? Je pense que je suis quelqu’un de doux et en même temps je peux être tranchante. La pointe, c’est le symbole alchimique de mon élément de naissance - elle rit - enfin, pour les gens qui croient à ces trucs-là. Pour compléter la flèche, j’ai mis ma fleur préférée. Les pétales deviennent les plumes. Ensuite, deux plumes d’aigle : dans mes noms, j’ai celui d’une tribu indienne. Elles symbolisent le respect, le courage, la sagesse. Les trucs dont je me suis relevée.

Les abus, la douleur, la perte, la mort… Toutes ces choses que j’ai dû affronter et surmonter seule et dont je ne parlerai jamais et sur lesquelles je ne veux pas m’attarder.

  • Bref… Et pour finir, j’ai rajouté un demi flocon, pas besoin de te dire pourquoi, je conclus en levant les mains. Voilà…

Je sens ses doigts effleurer délicatement mon dos, comme une carte au trésor.

  • Et bah… Je m’attendais pas à ça, murmure-t-il. A côté de ça, le mien fait presque pâle figure.

Sur cette affirmation, totalement erronée, je me retourne et le regarde droit dans les yeux.

  • Pas du tout ! Tant qu’il veut dire quelque chose pour toi, il ne peut pas faire pâle figure.

Il effleure mon menton du bout du doigt, m’offre un baiser léger, un peu trop bref à mon goût, mais tellement doux que je le savoure quand même

  • Je vais aller ranger tout ça, dit-il en désignant les restes de notre petit déjeuner d’un signe de tête.

Je reste un moment étendue sur le lit, la joue posée contre les draps encore tièdes, à savourer la chaleur qui persiste sur ma peau, nue, détendue, suspendue dans cette parenthèse après l’élan. Je ferme les yeux, un instant seulement, et je sens la trace de ses mains sur mes seins, la pulpe de ses doigts sur mes reins, comme si ma peau refusait de tourner la page si vite.

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