Chapitre 22 - Partie 3
Quand je les rouvre, Zed est de retour dans l’embrasure de la porte. Toujours nu, beau comme un dieu, il se tient debout, les mains négligemment posées sur ses hanches, l’air de prendre le temps de m’observer.
- Je pars bosser à 18h, dit-il finalement d’une voix douce. Qu’est-ce que tu veux faire en attendant ?
Je détourne un peu le regard, le temps de rassembler mes idées. Je n’ai pas envie de sortir, pas envie de grand chose en vérité, si ce n’est de rester là, encore un peu dans ce cocon que nous avons créé. Je scrute le mur, fouillant dans mes envies, dans ce qui pourrait prolonger cette douceur, cette complicité fluide entre nous, et je sens mon esprit s’accrocher à un autre genre de bulle dont nous raffolons. Mes yeux trouvent les siens et je propose :
- Ça fait longtemps qu’on a pas fait une partie de HOTS. Ça te tente ?
- Toujours !
Je finis par me lever, récupérer ma culotte qui a glissé jusque sous le lit. J’y trouve également le t-shirt de Zed que je ramasse. Il sent encore un peu sa chaleur, un peu sa peau, le coton est doux, usé juste ce qu’il faut. Je l’enfile : trop large, un peu froissé, il me recouvre presque jusqu’aux cuisses.
- Jolie tenue, me taquine-t-il.
Je croise les bras autour de moi, m’enroule dedans comme une extension de son contact sur ma peau. Je passe devant lui, jambes nues, t-shirt volant à peine autour de mes hanches. Il me gratifie d’une légère fessée alors que je rejoins le salon pour récupérer mon PC. Je ris et lui lance une grimace par-dessus l’épaule.
J’installe mon poste de jeu : table basse avancée, canapé collé contre mon dos, ordinateur allumé, jeu prêt à être lancé.
- Nova et Lili contre le monde entier ? je demande tout en connaissant déjà la réponse.
- Et comment ! lance-t-il à travers la porte ouverte.
Un sourire étire mes lèvres : nos alter ego numériques ne nous déçoivent jamais. Lui dans la précision froide et létale, moi dans la vigilance globale et constante. Avec ce couple, impossible de perdre - du moins pas sans s’être battu dignement et avoir raflé des titres.
Quand j’ai commencé à y jouer, c’était pour comprendre ce qui l’absorbait autant, ce qui pouvait lui voler ses nuits et capter sa concentration à ce point. C’était aussi et surtout une façon détournée de me rapprocher de lui sans qu’il s’en rende compte, une tentative d’exister un peu plus dans ses silences, dans ses rythmes, un prétexte pour rester connectés même quand on ne disait rien. Et puis, à ma propre surprise, j’y ai pris goût.
Ce jeu, je l’ai apprivoisé, lentement, à ma manière, jusqu’à en aimer les mécaniques, les stratégies, la logique souterraine et cruelle de ses cartes. Et plus encore j’ai appris à le lire, lui : ses hésitations, ses envolées fulgurantes, les infimes indices qui annoncent qu’il va attaquer ou reculer.
Dans ma tête, son visage se dessine entre deux sorts, je l’imagine penché vers l’écran, les sourcils froncés, la bouche tendue dans cet air de fausse concentration qu’il adopte quand il joue sérieusement.
La partie se lance, et dès les premières secondes, je ressens cette chose étrange, douce et électrisante à la fois : la coordination sans parole, le réflexe partagé, l’intuition de l’autre.
On retrouve nos marques en quelques secondes : Zed fonce sans attendre, sûr de lui, précis comme toujours, et moi je me glisse dans son sillage, attentive, prête à soigner les dégâts qu’il oublie parfois d’anticiper. C’est ce que j’aime le plus, ce que j’attends à chaque fois : ce moment-là, précis, suspendu, celui où lui et moi entrons ensemble dans l’arène, où je me cale sur son tempo, où je deviens son ombre.
C’est comme une danse qu’on rejoue à chaque fois, mais qui ne se fige jamais, une chorégraphie fluide, instinctive, organique, un lien invisible qui se réactive à chaque sort lancé, chaque mouvement esquissé, chaque mètre de terrain conquis.
- Ça vole les kills comme ça ? lance-t-il, faussement indigné, alors que je fais tomber un adversaire juste devant lui.
- Une vie pour une vie. Je sauve la tienne, je te pique la sienne.
- Ah ouais, t’es comme ça ?
- T’avais pas encore remarqué ? je rétorque, espiègle.
Nous gagnons la première partie et en lançons une deuxième, sans même se concerter, que nous remportons également.
- C’est beau comme on est bons, je m’exclame alors que le tableau des scores s’affichent.
- Tu veux dire : comme je suis bon.
- Tu veux dire : comme je te rends bon. Sans moi, on aurait déjà pu redécorer la map avec tes restes.
- On en parle de ta sortie kamikaze il y a deux minutes ?
- Ça s’appelle feinter. Je les attirais pour toi. De rien.
Nos rires se mêlent aux bruits des touches, aux effets sonores du jeu, à l’adrénaline douce qui monte et s’épanouit entre nos écrans. On joue, mais on partage surtout cette bulle étrange et belle où quelque chose s’élabore qui nous relie, nous tisse autrement — un fil tendu entre nos deux corps séparés, mais profondément synchrones. Dans ces moments, on devient quelque chose de plus grand que deux personnes dans deux pièces différentes : des rivaux, des alliés. Un couple.
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