Chapitre 24 - Partie 3
Je me redresse immédiatement, le prends dans mes bras tout entier, serrant mes bras, mes jambes autour de son corps et je ne bouge plus, concentrée sur lui, sur ses réactions, sur ce qu’il me dit sans un mot. Il s’abandonne contre moi, tremble encore légèrement, et je sens son souffle buter, irrégulier, trop haut dans sa gorge.
Je glisse une main dans sa nuque, l’autre sur son dos que je parcours délicatement, en réponse à la question qu’il n’a pas posée.
Je ne vais nulle part. Je suis là.
Quand je brise le silence, c’est d’une voix calme, caline :
- Tu veux en parler ?
- C’est juste que… Tu m’as achevé, répond-il, dans une tentative de légèreté que je reçois comme une énième façon de se protéger.
Il s’extrait de mon étreinte, pose une main sur ma joue, comme pour ne pas rompre le contact. Il ne tremble plus, respire normalement, mais ses yeux restent troubles. Je lui souris, à peine, sondant ses expressions et les infimes signes qu’il pourrait laisser filtrer. Mon regard dérive naturellement vers l’horloge et je marmonne :
- Tu ne vas pas avoir le temps de manger… Tu veux que je te prépare un truc à emporter ?
Il fait non de la tête, un geste bref, presque enfantin, et revient se blottir contre moi comme s’il voulait se cacher.
- J’ai pas faim.
Nous n’échangeons pas un mot pendant un instant suspendu, puis il reprend :
- J’ai pas envie d’aller bosser.
Je souris, un peu malgré moi, et l’amusement perce dans ma voix quand je lui réponds :
- Je vois ça…
Il est là, recroquevillé contre moi, à moitié enfoui dans mes bras, son souffle chaud dans mon cou, comme s’il cherchait à retarder le moment de se remettre debout, de redevenir l’homme sûr de lui qu’il s’applique à incarner la plupart du temps.
Il y a moins de cinq minutes, il me prenait avec cette intensité brute, cette maîtrise presque cruelle qui me faisait perdre pied, et maintenant le voilà, lové contre moi, râleur, vulnérable, candide. Je pourrais me moquer, lui glisser une remarque piquante — je ne manque pas d’arguments — mais je m’en abstiens, parce qu’au fond, j’aime le voir comme ça, désarmé, doux, terriblement humain.
- Mais si tu n’y vas pas, on saura que ça a un lien avec moi, j’ajoute, plus sérieuse. En soi, je m’en fiche. Mais je sais que toi, non…
Il soupire et geint, comme un enfant pris la main dans le sac, sans vraiment vouloir bouger. Mes doigts dessinent des cercles paresseux sur sa peau, et mes lèvres s’attardent au creux de sa nuque, là où il aime que je l’embrasse, quand il oublie de jouer les durs. Alors, avec un demi-sourire, je glisse doucement, presque en chantonnant, comme si je lui soufflais une blague au creux de l’oreille :
- Allez… Moi je vais devoir affronter un lit vide et froid sans toi. Chacun sa croix.
Mon humour douteux l’emporte contre sa bougonnerie. Ce n’est pas encore un rire, pas vraiment — plutôt un souffle qui en a la forme. Il se redresse un peu, juste assez pour me regarder, pour capter mon regard, se penche, lentement, presque avec précaution, comme si ce baiser-là valait plus que les autres, et il m’embrasse — longuement, tendrement.
- Je t’aiderai à le réchauffer en rentrant, promet-il contre ma bouche.
- Mais j’y compte bien.
Je le regarde traverser la pièce, le dos encore tendu par ce qui n’a pas été dit, et disparaître derrière la porte entrebâillée de sa chambre. Je suis toujours juchée sur le plan de travail de la cuisine, les pieds nus balançant doucement dans le vide, son t-shirt glissant un peu trop bas sur mes épaules. Ma culotte traîne quelque part entre le canapé et ici, abandonnée dans une urgence dont je sens encore les échos courir dans mon ventre. Je saute de mon perchoir, retrouve la dentelle noire, et la remets sans me presser.
Quand il revient, il est déjà à moitié prêt : pantalon noir enfilé, t-shirt à la main, sacoche sur l’épaule, les clés qu’il fait tourner machinalement entre ses doigts. Il me jette un regard, rapide, un peu fuyant - rien ne s’est vraiment apaisé en lui.
- Au fait…, commence-t-il, la voix basse, pas tout à fait stable. Je me disais… Si ça te dit, je pourrais te faire un double.
Il montre le trousseau serré dans sa paume puis hausse les épaules, comme pour désamorcer le sérieux de sa suggestion.
- Histoire qu’on arrête de galérer avec les horaires et les échanges entre deux sorties.
Je le regarde, sans répondre tout de suite, parce que je sens que si je parle trop vite, ma voix va trahir ma stupeur. Il aurait pu reculer, se refermer, se cacher derrière ses silences ou ses défenses, voire ne rien dire du tout.
Ce n’est pas grand-chose, au fond - ni une déclaration, ni un geste romantique dans les règles -, juste une phrase, un morceau de métal du quotidien, mais à cet instant précis, dans sa bouche, c’est immense. C’est une preuve fragile mais tangible qu’il me laisse entrer, un peu plus, et surtout, qu’il ne fuit plus.
Alors je m’approche de lui, comme guidée par un fil invisible, me love dans ses bras, contre son torse encore nu. Je me hisse sur la pointe des pieds et dépose un baiser presque chaste sur ses lèvres.
Tu es sûr ? Je ne veux pas te forcer la main. Ça ne me gêne pas que tu m’enfermes. Ni de t’attendre.
- Moi ça me gêne, affirme-t-il en embrassant mon front. Bref, je sais pas encore quand j’aurais le temps de le faire faire. Mais voilà… Je voulais t’en parler avant.
Il recule doucement, comme à regret, comme s’il ne savait plus très bien quoi faire de son corps. Il passe son t-shirt, le tissu sombre glissant sur sa peau encore tiède. Puis, il attrape ses chaussures du bout des doigts, s’accroupit pour les enfiler, et soudain, il est de nouveau Zed-le-barman, Zed-le-mec-qui-ne-laisse-rien-voir, Zed-le-mystère-ambulant.
Lorsqu’il se relève, il vient vers moi, mais ne cherche pas mes lèvres, cette fois. A la place,il prend ma main entre les siennes, chaud contre froid, y dépose un baiser franc - ce signe d’affection, comme un réflexe entre nous, mais qui prend une signification bien différente aujourd’hui.
- Bonne chance avec le lit, badine-t-il, un peu plus lui.
Je lève les yeux au ciel, secoue doucement la tête, mais je souris aussi : il a retrouvé un peu de cette ironie tendre dont il a le secret. En cet instant, il est peut-être Zed-avec-son-masque, mais aussi celui qui me laisse voir derrière.
- A tout à l’heure, ajoute-t-il en me relâchant.
Et puis il disparaît, la porte se referme derrière lui, me laissant avec la chaleur résiduelle de ses lèvres sur la main, et dans le ventre une étrange sensation de vertige et d’ancrage à la fois.
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