Chapitre 25 - Partie 1
Je pousse la porte de la chambre de Zed, ordinateur en main, et allume la lumière. J’avance jusqu’au lit et me laisse tomber sans ménagement sur le matelas encore défait, sans remettre les draps. Je m’assois en tailleur, cale un coussin dans mon dos et m’adosse à la tête de lit. Le bois me soutient, un peu dur, mais stable.
Je place mon PC sur mes genoux et lance une playlist discrète - un instrumental un peu vaporeux, juste assez pour masquer le silence trop pur de l’appartement désormais vide.
J’hésite un instant, les doigts suspendus au-dessus du clavier, puis j’ouvre ma boîte mail. Deux nouveaux messages de Théo m’attendent, l’un datant de la veille, l’autre d’aujourd’hui.
Yo Maud,
Damien est toujours fou de ton travail. Une seule phrase à traduire aujourd’hui.
“Nous avons tous un passé, est-ce qu’on l’assume ou est-ce qu’il nous consume ?”
Théo
Je souris, malgré moi. Je reconnais tout de suite le petit glissement entre assume et consume — pas juste une rime, mais une sorte d’effet miroir qui laisse volontairement perplexe. Une phrase qui va encore être un casse-tête à traduire pour respecter l’intention de l’auteur. Comme la dernière fois, je choisis de proposer deux versions : une gardant le message et une gardant le motif.
Je me penche ensuite sur le second mail.
Salut,
Je suis surpris que tu m’aies pas envoyé la trad hier. Tout va bien ?
On a reçu un nouveau paragraphe à traduire.
“Le mensonge est comme la nacre : beau en surface, froid en dedans. Et pire à l’air du numérique. Il crâne derrière un écran, sûr de lui, mais il finit toujours par caner face à la vérité. Ce qu’il laisse a le goût rancé des excuses trop tardives — et le pardon, lui, ne brille jamais au rabais.”
Si tu as besoin de temps, dis-le-moi, je remonterai l’info à Damien. Bref, tiens-moi au courant quand tu as fini.
Théo
L'inquiétude que je lis me pousse à lui répondre immédiatement.
Salut Théo,
Désolée pour le silence radio, j’ai eu un petit imprévu perso à gérer — rien de grave, mais ça m’a un peu décalée. Ça n’arrivera plus.
Merci pour ton message, et désolée si je t’ai inquiété.
J’espère que ça ne fout pas trop en l’air le planning.
Maud
Je commence à traduire le second texte, mais je ne suis pas satisfaite. Impossible de restituer le vertige étrange que ce paragraphe me donne. Il y a une froideur dans ces mots, une lucidité coupante, presque cruelle, mais aussi, en filigrane, une forme de malice.
Je relis lentement, puis une deuxième fois, les yeux plus attentifs, à l'affût de ce qui m’échappe. C’est seulement à la troisième lecture que je finis par comprendre ce qu’il a fait — les mots, les lettres, tout est là, organisé avec une précision presque roublarde.
Nacre, crâne, écran, caner, rancé : cinq anagrammes glissées dans le même paragraphe, presque invisibles si on ne les cherche pas, mais impossibles à ignorer une fois qu’on les a repérées.
Ce type ne se contente pas d’écrire, il joue avec les nerfs, les sens, le langage, et sans doute aussi un peu avec moi. Je pousse un soupir, à la fois exaspérée par son défi constant et admirative de la finesse de sa mécanique, consciente que j’ai affaire à un auteur qui prend son art très au sérieux.
Je repense à un de ses précédents textes qui contenait déjà des anagrammes. Il aime jouer avec les mots, est redoutablement doué, et il semble bien décidé à tester mes compétences. Je me redresse doucement dans le lit, un frisson me parcourt, comme si mon corps répondait à ce petit coup d’électricité intellectuel.
Je retourne à la version anglaise que j’avais commencée, mais je la relis d’un œil neuf, plus vif, presque en défi. Ce que je suis en train de traduire, ce n’est pas seulement un texte, c’est une mécanique invisible, complexe et précise, presque insolente dans son audace. Avec un mélange de curiosité et de concentration, je me remets à taper, avec la sensation étrange que je ne travaille pas simplement avec un auteur, mais que je dialogue avec un esprit — un esprit qui me demande non pas juste de le traduire, mais de le déchiffrer.
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