Chapitre 25 - Partie 2
Je relis une dernière fois ma traduction, les yeux encore pleins de cette mécanique linguistique qui ne se laisse pas dompter facilement, mais cette fois, j’ai le sentiment d’avoir réussi à faire écho à ce que Damien a mis dans son texte. Je joins le fichier, écris un petit message rapide à Théo — quelques lignes pour lui dire que je suis vraiment admirative des paragraphes de l’influenceur — puis j’éteins l’ordi, poussée par une faim un peu sourde.
En ouvrant le frigo, je scanne avec plus d’attention les aliments et tombe sur une casserole posée sur l’une des étagères, film plastique à moitié collé sur le rebord. Je soulève un coin : ça sent vraiment bon, le fromage fondu, les champignons…
Zed a dû cuisiner ça hier, pendant que j’étais chez Jona. Je pose la casserole sur le feu, très bas, et m’appuie contre le plan de travail, bras croisés, tandis qu’elle réchauffe doucement.
J’aurais aimé le voir la faire, cette omelette, l’observer découper les champignons avec sa précision concentrée, battre les œufs, assaisonner, cuire… sans bruit, mais avec du soin dans chaque geste.
Quand l’odeur devient irrésistible, je me sers, doucement, et je vais m’installer dans le canapé, assiette chaude sur les genoux. J’ouvre YouTube sans trop réfléchir, mes doigts glissant d’instinct vers la série Helluva Boss — parce que je connais les répliques par cœur, parce que je sais exactement quand je vais rire et à quel moment mon ventre va se serrer, et que je continue malgré tout, comme une chanson qu’on remet encore et encore juste pour voir si elle fait toujours autant d’effet.
L’épisode démarre, les couleurs m’éclaboussent les yeux, les voix familières fusent, et puis Blitzø apparaît, avec sa maladresse, son humour décalé, son exubérance bancale…
Je ne saurais pas dire exactement pourquoi j’aime autant ce personnage. Il me fait rire, mais ce n’est pas ça qui me retient. Il y a quelque chose d’étrangement fragile en lui, comme une fêlure qu’il essaie de dissimuler à coups de répliques absurdes et de gestes trop larges. Un truc qui me touche sans que je sache exactement pourquoi, comme si une corde vibrait en moi chaque fois qu’il entre en scène.
Je crois qu’il me fait penser à Zed. Pas dans ce qu’il fait, pas dans ce qu’il dit, mais dans ce qu’il retient — cette tendresse qu’on devine entre deux pirouettes, ces blessures qui s’accumulent derrière les blagues, cette manière de parler tout le temps pour ne surtout pas dire ce qui compte vraiment, cette peur panique d’être abandonné qu’il camoufle sous des sourires trop larges, ce besoin démesuré d’amour qu’il n’ose même pas affronter.
Je regarde l’écran sans le voir, me demandant pendant quelques secondes si, lui aussi, cache un trauma dont il ne me parlera jamais.
Je laisse tourner l’épisode jusqu’au bout, un peu ailleurs, suspendue à ce drôle de mélange de rire et de mélancolie, et quand le générique s’arrête, je prends une photo de mon installation de fortune et l’envoie à Zed avec un petit message :
J’espère que le reste de l’omelette était pour moi parce qu’il n’en reste plus rien. xp En tout cas, c’était super bon. Il faut que tu m’apprennes à faire ça ! <3
Je me lève enfin, place mon assiette et mes couverts dans le lave-vaisselle, range sans bruit, me lave les dents, puis je retourne dans la chambre de Zed. Je ferme les volets, me laisse tomber à nouveau sur son lit, attrape mon téléphone, et commence à scroller, sans but précis, passant d’un post à l’autre, d’un meme idiot à une vidéo absurde, à une chanson coup de poing, à un extrait d’interview qui me serre un peu la poitrine
Finalement, lassée de ce va-et-vient, je décide de retourner aux photos de mon album, un refuge plus tangible, et je tombe sur ma préférée de Zed. Il a sans doute trois ou quatre ans, un visage tout rond, éclaté par une crinière blonde — difficile à croire, mais bien réelle — encadrée de bouclettes légères, et ce sourire malicieux qui, encore aujourd’hui, me fait fondre.
Cette photo, je l’ai subtilisée pour ainsi dire.
J’étais chez les parents de Nate et Zed, lors d’un énième anniversaire familial, dans l’ancienne chambre de Thomas, devenue bureau depuis qu’il a quitté la maison. Je feuilletais un des nombreux albums photos, parce que j’aime ça, ce geste presque tactile de tenir entre mes mains des souvenirs, des instants figés, des émotions presque palpables.
L’album que j’avais devant moi était ancien, remontant à ces années où le trio n’était encore que des enfants.
La tête de Zed était apparue dans l’embrasure de la porte, un sourire timide aux lèvres, comme si hésitait à me rejoindre :
- Qu’est-ce que tu fais ?
Il s’est approché de moi, a jeté un œil sur ce que je tenais sur les genoux.
- Où t’as trouvé ça ? s’est-il exclamé en essayant de me reprendre le livre des mains. Si ma mère te voit avec ça, elle va te fumer !
- C’est ta mère qui m’a dit où ils étaient, ai-je protesté. Elle a dit que je pouvais regarder. Alors on se calme 355 !
Il a grimacé à l’évocation de son surnom de l’époque, comme si le simple fait de l’entendre réveillait quelque chose de profond en lui. Je l’avais choisi comme solution absurde pour ne pas prononcer son nom, pour ne pas ressentir ce frisson d’excitation à sa simple mention. 355 : comme le nombre de jours entre ma naissance et la sienne, comme un rappel silencieux qu’il était le petit frère de mon fiancé - et par conséquent 100% hors limite.
- Pourquoi tu veux regarder ça ?
- Je ne sais pas…, j’ai murmuré en haussant les épaules. C’est… beau ? Vous êtes tellement mignons.
- On a des tronches pas possible, ouais. Comme tous les mioches.
- Dis pas ça, t’as une bouille adorable !
- Et toi ? m’a-t-il demandé en maintenant le livre hors de portée ? Tu ressemblais à quoi ?
Je suis restée un instant silencieuse, sans trop savoir comment formuler ça.
- J’en sais rien. J’ai pas de photos de moi quand j’étais aussi petite.
- Comment ça ?
- Il n’y a pas de photo de moi bébé. Enfin… Si, il y a des photos de la télé qui diffusait le film que mon grand-père avait fait…
Son expression a changé, passant de la taquinerie un peu moqueuse à une sorte de surprise un peu condescendante.
- Une photo d’un film sur une télé ? On voit quelque chose sur ce truc ?
- Pas vraiment, non… , ai-je marmonné.
- Il y a forcément des photos, a-t-il insisté, plus doux cette fois.
- Je crois que ma grand-mère a une photo de moi où j’ai 3 mois, j’explique, incertaine car le cliché ne me montre pas vraiment - juste un enchevêtrement de couvertures. La plus ancienne de mon album de bébé… Je dois avoir 6 ou 8 mois.
Et les trois quarts des pages sont constellées de photos de mon frère. Dans MON album.
- 6 ou 8 mois ? Haha Qu’est-ce qu’ils ont foutu avant ça ? T’étais trop laide ?
Malgré la lourdeur, j’ai interprété cette pique pour ce qu’elle était : une manière de détendre une ambiance un peu trop tendue.
- D’après ma mère, j’ai été mitraillée à la maternité. Et ils se sont rendu compte qu’il n’y avait pas de pellicule dans l’appareil après coup. Mon oncle en aurait pris mais a perdu les négatifs et les imprimés. Et l’appareil de mes grands-parents a été volé.
- Ça fait beaucoup, non ? a-t-il rigolé.
C’est aussi ce que j’ai dit : trop gros pour être crédible. Mais, comme pour tout le reste, j’ai laissé tomber. Dans les meilleurs jours, je suscitais de l’indifférence, et dans les pires… j’aurais préféré disparaître, comme ces clichés fantômes.
Tout ça, je ne pouvais pas - et je ne pourrais toujours pas - lui dire. J’ai haussé les épaules et lâché :
- Bon allez, rends-moi ça ! J’avais pas fini !
Nous avons ensuite passé une grosse partie de l’après-midi à regarder les photos ensembles, presque collés-serrés sur le canapé. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à passer des journées entières assis l’un contre l'autre.
J’éteins la lumière et mon téléphone avec un sourire, je le pose sur la table de nuit, et sans vraiment m’en rendre compte, je me laisse aller au sommeil, blottie dans son lit, apaisée par sa présence.
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