Chapitre 27 - Partie 2

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Je sursaute à peine, comme si mon corps n’avait pas osé aller jusqu’au bout de l’effroi. Mes paupières se soulèvent lentement, collantes de sommeil interrompu, et je reste un instant suspendue entre deux mondes, encore engluée dans cette brume étrange où le réel peine à reprendre ses droits. Mon cœur cogne avec une ferveur désordonnée, battement après battement, comme s’il cherchait à repousser les souvenirs, et la moiteur qui perle à ma nuque, qui colle mes mèches à la tempe, n’a rien à voir avec la chaleur ambiante.

Heureusement pour moi, la voiture vient de heurter un nid de poule, me donnant un prétexte parfait pour mon réveil précipité.

  • Désolé, marmonne Zed. J’essaie de faire gaffe à la route mais c’est carrément bagdad ici. J’espère que la voiture n’a rien, sinon Jona va me défoncer.
  • Le connaissant, tu dois pouvoir l’amadouer avec ce qu’on aura fait aujourd’hui. Sauf s’il est déjà au courant… Il est déjà au courant ? je demande faussement innocente.

Il esquisse un sourire :

  • Non. Pas la peine d’essayer de lui soutirer des infos.

Nous roulons encore une petite demi-heure puis il finit par garer la voiture à l’ombre d’un arbre, les pneus mordant doucement le sable. Je descends la première, tentant de trouver un repère dans cette vie sauvage qui s’étend sous mes yeux.

  • Mais on est où, là ? je l’interroge.
  • Pas encore arrivés, dit-il la tête dans le coffre.

Il me tend mon sac à dos, verrouille le véhicule, puis m’invite à le suivre sur petit sentier, presque effacé sous les herbes.

Il s’élève avec une lenteur trompeuse, comme s’il voulait nous amadouer avant de nous rappeler qu’on grimpe : sous mes semelles, la terre est sèche, parsemée d’éclats de cailloux et de racines. Tout paraît figé, silencieux, en dehors du vent, du grincement des cigales et du crissement de nos pas.

Zed sort régulièrement son téléphone, vérifie notre itinéraire, comme un Indiana Jones des temps modernes. Je sens qu’il savoure ça : l’inconnu maîtrisé, le secret encore intact. Et moi, je suis là, à quelques pas derrière lui, le souffle encore tranquille, le regard happé par le tout ce qui m’entoure - une colonie de fourmis à la file indienne, un mélange improbable de lavande et de coquelicots sur le bord du chemin, un rocher dans lequel je distingue la forme d’une bête imaginaire - mais surtout à l’affût du moindre détail qui détonne, de toute indication susceptible de m’en apprendre davantage sur notre destination.

Au bout d’un moment, il quitte brusquement le sentier.

  • Euh… t’es sûr de toi, là ?
  • Si je te dis “non”, tu fais quoi ? Tu repars ?
  • Non. Mais je commence à me demande si tu ne m’as pas attirée dans cet endroit perdu pour me tuer et me forcer à creuser ma propre tombe.
  • Un jour, peut-être. Mais pas aujourd’hui. J’ai oublié ma pelle.

Nous nous enfonçons dans une faille presque invisible, là où la nature semble n’avoir pas encore décidé si elle voulait redevenir forêt ou rester friche. Les branches nous griffent comme pour tester notre détermination. L’escapade se transforme en session d’escalade lorsque nous devons franchir un passage plus escarpé. J’ignore toujours où il me guide, mais je m’amuse comme une folle, j’ai l’impression d’être une exploratrice.

Le relief devient tour à tour capricieux ou clément, il fait chaud, mais c’est une chaleur supportable, filtrée par les feuillages. On s’arrête quelques minutes à l’ombre d’un arbre noueux pour faire le plein - d’eau, d’énergie, de souffle. Je m’assois dans l’herbe, bois à grandes gorgées, pendant qu’il inspecte les alentours comme un archéologue sur le point de découvrir une cité enfouie.

Nous repartons et presque immédiatement, la végétation se fait plus haute, plus dense. L’espace se referme autour de nous sans devenir étouffant. J’ai l’impression d’avancer dans un couloir vivant, où tout bruisse, pulse, respire.

  • J’aurais dû ramener une tronçonneuse…, bougonne-t-il.
  • Aaaaah, la joie d’être de taille personnalisée, je m’esclaffe. Nous passons la tête haute là où les grands se courbent.
  • Je te balancerais bien une vanne, mais elle risque de te passer au-dessus de la tête.

La montée dure une petite heure, dans cette ambiance taquine, extatique et mystérieuse et puis, soudain, il s’arrête net devant une arche naturelle en pierre.

  • Attends, dit-il en me tendant une main. Ferme les yeux. Fais-moi confiance, ajoute-t-il devant mon air mutin.

Ce n’est pas le doute qui me retient, loin de là — c’est plutôt une curiosité vibrante, un frisson d’attente mêlé à l’inconnu. Je ne sais pas ce qui m’attend derrière, ni ce que je vais découvrir, et ça me rend presque fébrile.

Sa paume est chaude contre la mienne, presque trop chaude au regard de la température ambiante, mais son contact est un ravissement. Je me laisse guider sans résistance, ses mains posées sur mes épaules, solides, me conduisant doucement à travers l’arche. Sous mes doigts, la pierre est rugueuse, couverte de mousse et de lierre qui s’accrochent comme des souvenirs oubliés.

Un vent tiède m’accueille, balayant quelques mèches de cheveux, une odeur de terre, d’herbe et de fleurs. Toujours dans mon dos, Zed m’oriente méticuleusement et si je reste impassible à l’extérieur, je trépigne d’impatience intérieurement.

Après quelques secondes, il quitte mon dos et souffle :

  • Ok. Ouvre.

Je lui obéis et ma respiration s’arrête, comme si le temps lui-même retenait son souffle.

Devant moi, une clairière sauvage s’étire, indomptée, l’herbe haute, folle, s’agite sous le vent léger, mêlée à des fleurs éclatantes — des taches de rouge vif, de jaune lumineux, et de violet tendre qui semblent éclore au milieu du vert infini.

Et au milieu de cette profusion, les ruines se dressent, silencieuses et fières, presque honteuses de leur abandon : un vieux mur, rongé par la mousse et le temps, trace des lignes irrégulières, vestige d’histoires que je devine plus que je ne vois ; une colonne grecque, brisée mais digne, gît partiellement renversée, comme une sentinelle épuisée, une fresque délavée, griffée sur une pierre couchée, où les couleurs s’effacent doucement ; plus loin, une statue, magnifique et incomplète, me bouleverse : son visage a disparu, comme effacé par des mains invisibles, et cette absence lui donne une mélancolie qui m’attrape la gorge.

  • Oh, wow, je murmure, à court de mots.
  • Surprise, dit-il en posant un baiser près de mon front.
  • C’est ce que je crois ?
  • Si tu penses à des ruines sauvages, alors oui.

Je laisse tomber mon sac au sol, puis, comme happée par la majestuosité des lieux, mes pieds avancent tout seuls, chaque pas me donne l’impression d’entrer dans une autre époque, un autre rythme. Plus rien n’existe autour, même Zed s’efface, je ne vois que ce qui se déploie devant moi : ce morceau du monde qui semble avoir été oublié pendant des siècles.

Je m’arrête devant la colonne. Elle est couchée sur le flanc, à demi ensevelie dans l’herbe et les fleurs, comme si le temps avait fini par avoir raison de son orgueil. Le tambour brisé repose dans un silence ancien, recouvert de mousse en filigrane et de lichen pâle, comme des veines sur une peau très âgée.

Elle n’est pas complète, ni spectaculaire, pas comme celles qu’on voit dans les manuels ou les musées, mais c’est justement ce qui la rend plus belle encore. Je distingue, sous la crasse et la flore, les sillons fins des cannelures, certains presque effacés, rongés par la pluie, par le vent. Elle a dû soutenir un toit, une architrave, ou peut-être marquer l’entrée d’un lieu sacré, je ne le saurai jamais. Et pourtant je me surprends à essayer de la replacer mentalement, redressée, au cœur d’un temple ou d’un portique, bordée d’autres sœurs de pierre.

Je passe la main à quelques millimètres, m’interdisant de toucher, je veux juste voir, comprendre, absorber. Je compte les stries du bout du regard. Elles sont irrégulières, imparfaites, humaines. Je ferme lentement les doigts, pour résister à la tentation de toucher ces vestiges, et je les ramène contre ma poitrine. Tout en moi tremble d’une fièvre douce, d’un sentiment profond que je n’ose pas nommer.

La gorge serrée d’émotion, murmure, sans même y penser :

  • Comment tu as trouvé ça… ?
  • C’est pas moi, répond-il. C’est des clients qui m’en ont parlé une fois. J’avais pensé venir tout seul et t’es venue avant que j’ai eu le temps. Je me suis dit que ça te plairait.

Je me retourne pour le regarder, avec cette sensation étrange que mon cœur a grandi d’un coup, jusqu’à devenir presque trop grand pour ma cage thoracique. Je n’arrive pas à parler. Il n’y a pas de mot pour dire à quel point il a eu raison, à quel point je suis émue - pas seulement pour le lieu, mais pour le geste, parce qu’il me voit, il me comprend. Exactement comme moi je lis en lui.

Il s’approche, puis ses bras passent autour de mes épaules, chauds et solides, comme un bain rassurant qui m’enveloppe. Il se cale contre mon dos, son menton effleure le haut de ma tête et j’accueille cette chaleur avec gratitude, les battements de mon cœur s’accordant aux siens.

Je baisse un peu le menton pour embrasser l’intérieur de son avant-bras - une fois, puis une deuxième. Il sent le soleil, le sel, et quelque chose de lui que je ne pourrais nommer mais que je reconnaîtrais entre mille.

Il murmure, un sourire dans la voix :

  • N’empêche… je comprends pas ce que tu leur trouves, à ces cailloux poussiéreux.

Je ris doucement, la joue posée contre sa peau.

  • Il faudrait que tu sois dans ma tête pour comprendre.
  • Non merci, rit-il en embrassant le sommet de mon crâne. Ça a l’air d’être un sacré bordel.

Je lui envoie mon coude dans le ventre, qu’il avait gainé en anticipation.

  • Sale gosse, je râle.
  • Tu m’adores.
  • T’es quand même un sale gosse.

Il ne répond rien, mais je sens son torse vibrer contre mon dos, un souffle amusé dans mes cheveux qui dit “Tu peux parler…”.

  • Je vais vous laisser entre vieux machins alors. Je vais aller nous installer un coin un peu plus loin.

Il s’éloigne à pas souples et je reste seule un instant, baignée dans cette lumière étrange qui rend tout un peu plus grand, un peu plus sacré, toujours stupéfaite et admirative de ce cadeau qu’il me fait. Mon téléphone en main, je prends quelques photos, capturant la lumière sur la pierre, les nuances effacées de la fresque et la féérie du lieu. Je me déplace lentement, effleurant du regard chaque fragment, chaque fissure, comme si un esprit pouvait surgir à tout moment du monument.

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