Chapitre 29 - Partie 2
J’allume ma machine, entre lassitude et empressement. Le claquement familier des touches, le souffle léger du ventilateur : tout cela me ramène doucement à mon quotidien. La lumière du jour s’infiltre par la fenêtre, chaude et calme, comme un baume sur mon visage. Dans ma boîte mail, le nom de Théo apparaît, accompagné d’un titre laconique : « Damien – nouveau texte (attention) ». Deux mots entre parenthèses, qui résonnent déjà comme une mise en garde.
Le message est court. « Celui-ci est spécial. Dis-moi ce que t’en penses. »
Je télécharge la pièce jointe, déjà curieuse, déjà légèrement tendue. Théo a ce flair agaçant pour détecter les textes qui vont me remuer.
J’ouvre le fichier dans un souffle, ma poitrine se resserrant d’avance.
On ne peut pas reconstruire une vie sur un mensonge. Ce n’est pas en réécrivant l’histoire qu’on guérit.
Il faut le courage de se regarder en face.
À quel moment devient-on complice de son propre malheur ?
Si vous n’aimez pas ce que vous vivez, pourquoi vous faites-vous souffrir ?
Si vous êtes responsable de vos chaînes, demandez-vous de qui vous êtes la victime.
À mesure que je lis, quelque chose se défait en moi, sans violence, mais avec une acuité qui me laisse nue. Les mots de Damien coulent dans mes veines comme s’ils m’avaient toujours appartenu. Chaque paragraphe vient résonner avec ma propre voix intérieure, celle que je m’efforce parfois de faire taire. Celle qui, hier encore, disait : "ce n’est pas grave". Celle qui disait : "ce n’est pas important". Celle qui, en réalité, n’avait pas trouvé les mots pour dire : "je ne sais pas être autrement".
Et soudain, je ne suis plus simple traductrice. Je me vois dans ces mots.
Complice de mon propre malheur.
Est-ce ce que j’ai été hier soir, lorsque mon corps s’est replié, que la douleur a remplacé le désir, et que je m’obstinais à vouloir continuer ? Quand j’ai serré les dents pour ne pas interrompre, pour ne pas “gâcher le moment” ?
Je repose mes mains sur le clavier. Je me force à reprendre le fil de la traduction, mais mes pensées s’envolent ailleurs, une autre question se glisse dans mon esprit, plus insidieuse, plus intime.
Pourquoi est-ce que Damien touche aussi juste ?
Comment fait-il pour écrire ce que je n’ose même pas formuler à moi-même ? Est-ce que tout le monde ressent ça en lisant ses textes ? Ou est-ce que je projette mes émotions dans ses mots ? Il y a une telle acuité, une justesse dans ses textes, comme s’il écrivait avec un miroir tourné vers moi, comme s’il voyait ce qui m’arrive, comme s’il savait ce que j’ai vécu.
Non, Maud, arrête. C’est l’effet Barnum.
Je le connais, ce phénomène, je l’ai étudié, je l’ai moqué, parfois. Cette manière de créer des phrases assez ouvertes pour que chacun y projette sa propre histoire. C’est rusé, un peu manipulateur peut-être, mais redoutablement puissant. C’est sans doute comme ça que Damien s’est imposé si vite : en installant ses mots dans les fissures des autres.
Je secoue la tête, agacée par ma propre vulnérabilité.
Je me redresse, encore un peu heurtée de l’intérieur, comme si ma respiration cherchait à retrouver son axe. Une part de moi voudrait repousser cette traduction, la laisser en suspens comme on laisse une lettre trop personnelle sans réponse. Mais je suis professionnelle, et ce texte, aussi perturbant soit-il, reste un travail. Alors je m’y mets.
Mes doigts trouvent le rythme, presque automatique. Je décortique chaque phrase, en cherche la vibration équivalente en français. Je fais attention à ne rien affadir, à ne pas trahir le souffle de l’original. C’est un exercice délicat, presque intime, de transposer sans dissoudre. D’accompagner un texte jusqu’à une autre langue sans lui arracher son cœur.
Mais quelque chose est différent aujourd’hui. Je sens mes mains plus lentes, plus précautionneuses. Comme si je craignais d’interférer avec un message qui m’a déjà trop touchée. Quand j’ai fini, je relis, plusieurs fois. Je peaufine deux ou trois tournures. Puis j’attache le fichier à un mail succinct pour Théo, et je clique sur "envoyer" avant de fermer la messagerie.
Mon ventre gronde dans le silence de l’appartement. Je me rends compte que je n’ai rien avalé depuis la veille. Je me lève, encore un peu engourdie, et m’approche de la cuisine. J’avise tout d’abord la poele que Zed remuait lorsque je me suis levée : des champignons et ce qui ressemble à des oignons. Je me tourne ensuite vers le frigo et remarque enfin le petit mot qu’il y a laissé à mon attention.
Salut. Il y a une salade de lentilles et des oeufs mollets dans une assiette pour toi. Tu peux faire griller les restes de pita et mettre ce qu’il y a dans la poêle dessus. Pense à faire réchauffer les champignons, ce sera meilleur. J’espère que ça te plaira. Je rentrerai vers 14h30.
L’attention et le mode d’emploi maladroit me touchent. Je me verse un verre d’eau fraîche, puis, tout en faisant griller un peu de pain pita comme Zed me l’a suggéré, je mets le feu sous les champignons et laisse l’odeur envahir à nouveau la pièce.
Je m’installe finalement sur le canapé, et lance une autre série dont je connais les dialogues par cœur, histoire de ne pas rester seule avec mes pensées : Ao Haru Ride. La mélodie de l’opening se diffuse tel un bruit blanc qui m’apaise, un voile protecteur pour ces instants où mon esprit refuse de s’éteindre.
Mon repas terminé, je range ma vaisselle et m’attaque à mon autre projet de traduction. C’est exactement ce dont j’ai besoin, ce voyage dans le passé qui me permet de prendre un peu de distance, de déposer pour un temps le poids du présent. Je m’immerge dans ce monde ancien, j’effleure chaque phrase, chaque tournure avec soin, comme on effleure les pages d’un vieux livre, laissant les mots glisser en moi avec douceur, retrouvant peu à peu la fluidité de mes gestes et la sérénité d’une respiration régulière.
Soudain, une sonnerie discrète me tire de ma concentration, un rappel qui s’affiche sur mon écran.
Demain : Anniversaire maman
Ce petit message anodin, programmé et périodique, me touche avec la douceur d’une aiguille enfoncée sous mes ongles. Je ne m’explique pas pourquoi je n’ai toujours pas supprimé ce rappel quand je ne leur parle que quatre fois par an - anniversaires, Noël et jour de l’an. Je ne sais pas non plus pourquoi je garde encore la clé de chez eux sur mon trousseau, froide et inutile, relique d’un lieu où je refuse de remettre les pieds depuis plus de cinq ans.
Je fixe la notification, mes pensées dérivant sans que je l’aie décidé vers mon mariage. Ils n’auraient pas dû être invités, mais Nate ne concevait pas la cérémonie et la fête sans eux. J’ai renoncé, comme souvent, à défendre cette limite, préférant céder pour ne pas compliquer, pour ne pas devoir m’expliquer. Je repense à tout ce sur quoi j’ai capitulé, à chaque désir esquivé, à chaque élan ravalé, à chaque partie de moi que j’ai abandonnée en silence, pour éviter les conflits, pour faire plaisir.
Demain : Anniversaire maman
Je me demande, avec une amertume que je ne parviens pas à chasser, pourquoi je persiste à espérer un signe, une marque d’attention venue de celle qui m’a tant appris à rester dans l’ombre, à me taire. Celle qui, sans jamais avoir eu besoin de mots, m’a fait comprendre que je ne serais jamais à la hauteur, malgré tous mes efforts, et que ma présence, au fond, n’avait rien d’essentiel. Peut-être même qu’elle vivrait mieux sans.
Et pourtant, malgré les années de silence, les conversations creuses, les déceptions si prévisibles qu’elles en deviennent presque rassurantes, je tends encore la main vers elle — comme on chercherait la chaleur d’un feu depuis longtemps éteint.
Pourquoi est-ce que je m’obstine à vouloir capter une lumière qui se détourne dès que j’approche ? Pourquoi j’espère qu’elle me voie, enfin, alors que tout me prouve qu’elle ne le fera jamais ? Est-ce que, là aussi, je ne suis pas en train d’être complice de mon propre malheur ?
Ces questions flottent dans mon esprit, lourdes et insaisissables, tandis que je ferme mon ordinateur sans ménagement, le souffle un peu court, comme si ces réflexions m'empoisonnaient de l’intérieur.
Pourquoi je m’inflige ça ?
Je ne sais pas encore si je trouverai la réponse, mais je sais déjà que la question, elle, ne me lâchera pas de sitôt.
Le silence qui règne dans l’appartement m’enveloppe comme une chape de plomb, serrant ma gorge d’une pression sourde. Mes pensées tourbillonnent sans fin dans ma tête, brouillant le monde autour de moi. Je sens les larmes monter, inexorables, prêtes à déborder, mais je lutte contre cette vague qui menace de me submerger.
Un bruit venu de derrière la porte me fait sursauter, un léger grincement de clenche, discret mais suffisant pour briser ma solitude étouffante. La porte s’ouvre et Zed apparaît, sa silhouette grande et rassurante qui emplit l’embrasure. Son regard doré se pose sur moi et je vois qu’il capte mon mal-être dans cette fraction de seconde où ses yeux croisent les miens.
Je me redresse, poussée par un besoin vital de réconfort, et me précipite vers lui, me jetant dans ses bras. Il me reçoit sans hésiter, son torse large et chaud m’accueille avec cette familiarité protectrice.
Je presse mon front contre son épaule, me fondant dans la courbe de son corps, comme pour effacer les frontières entre lui et moi, pour disparaître dans cette présence, son odeur de soleil, qui chasse mon orage intérieur. Son étreinte, ferme et enveloppante, devient un refuge silencieux, un cocon où le poids qui me pesait semble s’alléger un peu, ne serait-ce qu’un instant.
Il me serre contre lui, immobile, son menton posé doucement au sommet de ma tête, attendant patiemment que je brise ce silence chargé de non-dits. Je me force à sourire, à contenir toute les vérités qui me bouleversent.
- J’ai regardé un anime, je marmonne contre son t-shirt. La musique me retourne à chaque fois.
Il laisse échapper un petit rire nerveux et embrasse mes cheveux.
- Quand je te dis que t’es trop émotive… C’est presque dangereux pour ton bien, rit-il.
Je ferme les yeux, bercée par la chaleur réconfortante de ses bras, et pour la première fois depuis des heures, je sens mon souffle s’alléger, comme si ce simple contact, cette proximité silencieuse, me permettait enfin de respirer .
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