Chapitre 29 - Partie 3
Je finis par m'écarter, sans le lâcher tout à fait. Sa main glisse de mes cheveux à ma joue quand il m’embrasse.
- Ça va mieux ?
J’acquiesce, un sourire discret tirant le coin de mes lèvres :
- Oui. Je file sous la douche. J’ai plein de trucs à faire aujourd’hui.
- Je vais aller faire chauffer mon assiette alors, dit-il d’un ton doux, presque chuchoté.
Je le libère à contrecœur et le regarde s’éloigner vers la cuisine. Ses pas sont calmes, ses épaules larges un peu basses, comme si lui aussi portait quelque chose de lourd qu’il ne disait pas.
Je m'éclipse dans la salle de bain. L’eau coule sur ma peau en continue, je ferme les yeux, laisse mes paumes contre le carrelage frais, comme une ancre qui m’arrime au présent. Je me lave en vitesse et ressors, encore ruisselante, la serviette nouée à la va-vite, mes cheveux dégoulinants plaqués contre ma nuque.
L’odeur du repas réchauffé flotte dans l’air, mêlée à celle du pain grillé et des herbes que Zed avait utilisées tout à l’heure. Il est à table, avachi dans le canapé, un bol de fromage blanc sur les genoux. La cuillère à mi-chemin de sa bouche, il me reluque de la tête aux pieds et je vois la tension discrète dans sa mâchoire, ce petit battement dans ses tempes…
Sa main, elle, rate le coche : le contenu de sa cuillère dégringole sans prévenir, s’écrase sur son torse dans un petit bruit étouffé.
- Merde, marmonne-t-il en reposant le bol sur la table. Va falloir que je me change pour ce soir.
- Le but de tes vêtements noirs, c’est pas d’éviter que les tâches se voient ? je demande, amusée.
- Si. Mais les tâches claires sur du foncé, ça se voit à mort, râle-t-il. En plus j’ai plus de t-shirt propre. Va falloir sortir une chemise et un pantalon…
Le souvenir de sa silhouette à l’anniversaire de sa mère remonte : sa carrure est mille fois mieux mise en valeur avec une chemise.
- Ça sera pas pour me déplaire.
Il étouffe un petit rire, se lève et ôte son t-shirt sale.
- Hum… Donc quand tu te tâches, tu te déshabilles, je roucoule en m’approchant. J’espère que ça n’arrive pas au bar…
- D’habitude, je ne me tâche pas. C’est entièrement ta faute, ça…, réplique-t-il sur le même ton.
Il m’attrape et me plaque contre lui avant de me basculer, comme un danseur de tango. Je m’accroche à sa nuque et il capture mes lèvres, sa main ferme dans mon dos, l’autre remonte l’air de rien sur ma cuisse jusqu’à mes fesses.
Un gémissement de contentement m’échappe. Il se tend tout à coup et nous redresse.
- Tu… devrais aller t’habiller, dit-il en se rasseyant. Tu as des choses à faire, non ?
- Euh… Oui, je… Il faut que je sorte, je balbutie, déstabilisée par ce revirement soudain. Ça va ?
- Oui, oui. Faut que je finisse de manger, que je range, que je lance une machine… Moi aussi j’ai un emploi du temps chargé, rit-il.
Son rire reste bloqué quelque part, sans atteindre ni ses yeux ni sa voix : quelque chose le tracasse.
- Tu veux qu’on en discute ? je propose.
- De quoi ? Tout va bien. Qu’est-ce que tu dois faire, toi ? ajoute-t-il.
Il détourne la conversation, sans même chercher à le cacher, alors je ne le pousse pas et réponds à sa question.
- J’aimerais bien offrir un petit truc à Jona, tu sais, pour le remercier.
- De quoi exactement ? T’avoir tripoté sous mes yeux pendant toute une soirée ? grommelle-t-il.
- De m’avoir indiqué où te trouver le soir où je suis arrivée. De nous avoir prêté sa voiture, deux fois ! Et oui, aussi de t’avoir fait tomber dans mes bras, je rigole. Un peu pour m’excuser aussi. On ne s’est pas beaucoup vu ces derniers jours. Je n’ai pas envie qu’il le prenne mal. Je repasserais peut-être récupérer mon pc pour travailler sur la terrasse du bar cet après-midi. Comme ça je lui offre son cadeau et on pourra parler un peu.
Zed me fixe sans rien dire pendant un instant, puis souffle, le ton neutre, un peu blasé :
- Pourquoi tu veux créer du lien avec lui ? Je veux dire… Vous allez vous perdre de vue… C’est une relation qui va tenir genre quatre mois. Même avec les messages, y a un moment où il te répondra probablement plus.
Je fronce les sourcils, pas vexée, mais piquée par la désinvolture de sa phrase.
- Je ne peux pas le savoir avant d’avoir essayé. Et même si après un moment il ne répond plus… j’essaierai encore.
Il secoue lentement la tête, les lèvres à peine retroussées dans une moue boudeuse.
- Je vois pas l’intérêt.
- Si demain tu es sur une île déserte… tu fais quoi pour manger ?
- Je me laisse cramer sur le sable et j’attends que les crabes ou les mouettes viennent d’eux-mêmes, en pensant me manger.
Je lève les yeux au ciel, mais je souris. Ce genre de réponse est typiquement lui.
- Tu vas sûrement aller pêcher, je reprends. Et si au bout de deux jours, t’attrapes plus rien ? Tu te laisses mourir de faim ?
- Non, répond-il aussitôt, un éclat taquin dans les yeux . Je reprends ma technique d’appât vivant.
Je le regarde les poings sur les hanches et reprend, le ton plus sérieux, mais toujours souriante :
- Arrête ! Ce que je veux dire c’est qu’il peut y avoir mille raisons pour lesquelles il ne répondrait pas. Pas le bon moment. Un oubli. Une fatigue. Parfois il faut lâcher, oui. Mais parfois, il faut persévérer.
Il me fixe un instant, puis hausse les épaules et retourne à son dessert. Je soupire et entre dans la chambre pour récupérer des vêtements propres. Je défais la serviette et la laisse glisser à mes pieds. Pendant un instant, je reste là, nue, immobile, sentant encore la moiteur de la douche et l’air tiède de l’après-midi sur ma peau.
Je choisis une tenue légère, simple, presque négligée, mais dans laquelle je me sens libre : un short en jean un peu râpé, souple à force d’usure, un t-shirt en coton bariolé, souvenir d’un marché local à la montagne, délavé par les lessives et le soleil. J’attache mes cheveux humide en un chignon flou, repasse dans le salon et enfile mes sandales.
Je récupère mes papiers sur le vide-poches de l’entrée quand Zed m'interpelle, toujours affalé sur le canapé avec son bol presque vide sur les genoux :
- Tu comptes lui offrir quoi, du coup ?
- T’as vu son appart : coussins assortis aux rideaux, tout bien rangé… Du coup, je me disais que je pourrais trouver un plaid. Quelque chose de qualité, dans les bonnes teintes, qui irait bien avec son salon.
Il hoche la tête et avale la dernière cuilléré de fromage blanc. Il cale le bol dans un coin de la table basse et me jette un regard en coin.
- Bien vu. Au fait, tu comptes rentrer vers quelle heure ? J’ai quelques courses à faire, moi aussi.
- Aucune idée. Mais sinon, j’emmène directement mon pc et on se retrouve au bar ?
- Je commence à 19h, ça va te faire un sacré moment à attendre.
- Je serai en bonne compagnie, ça ira. Et dans le pire des cas, j'ai un petit truc fabuleux dans mon sac qui s’appelle un téléphone, je plaisante. Au besoin, on s’appelle et on se débrouille.
Je m’approche du canapé pour récupérer ma sacoche, puis je me penche vers lui. Il hausse un sourcil, intrigué, alors que mes paumes encadrent son visage. Je ferme les yeux et pose mes lèvres sur les siennes. Il ne s’y attend pas, je le sens au léger sursaut de son corps, à la tension qui se relâche sous mes doigts, à ce soupir qui échappe à ses lèvres quand il comprend que c’est mon rituel à moi. Le toucher, l’embrasser avant de partir, lui laisser une part de moi à garder au creux de ses lèvres, à chérir, à se rappeler, d’ici mon retour.
Je le libère en me redressant, fais deux ou trois pas, prête à quitter l’appartement et je l’entends se lever.
- Attends !
Il attrape mon poignet avec douceur mais fermeté, et dans un mouvement fluide, me tire vers lui. Il replace ma main sur sa joue et embrasse ma paume, presque avec dévotion.
- Voilà…, souffle-t-il. Maintenant tu peux partir.
Je rougis, gênée, ravie et émue tout à la fois, de constater que nos rituels respectifs s’accordent si bien. Je franchis le seuil, le cœur encore palpitant de l’échange que je viens de laisser derrière.
Il fait chaud dans le couloir, cette chaleur un peu moite de l’été, mais elle ne me pèse pas. Je me sens légère, presque grisée. Je descends les escaliers un à un, savourant le calme de l’après-midi, puis pousse la porte de l’immeuble.
La ville est tranquille à cette heure-là. Quelques touristes errent à pas lents, un groupe de collégiens rit sur les marches d’une fontaine, un chien sommeille à l’ombre d’un café. Je déambule dans les ruelles commerçantes, celles où les vitrines alternent entre boutiques de souvenirs et petits magasins de déco un peu chics. Je m’arrête parfois, observe, effleure les étoffes du bout des doigts. Il y a des plaids trop criards, d’autres trop fins, certains en matière synthétique qui m’agressent au moindre contact.
Je finis par pousser la porte d’une petite boutique aux murs crème et au sol en bois clair. L’odeur du linge propre et de la cire flotte dans l’air. La propriétaire - une dame d’un certain âge, à l’élégance discrète et aux boucles retenues par une barrette nacrée - me salue d’un sourire poli. Je réponds d’un signe de tête, puis m’approche d’un présentoir ordonné avec soin.
Un plaid en laine, dans une nuance de bleu-gris douce et profonde attire mon attention. Il est comme une version “objet” de Jona : sobre, élégant, chaleureux. Je le prends, l’ouvre à moitié. Le tissu est doux sous mes doigts, lourd juste ce qu’il faut. J’imagine Jona le poser sur son canapé, l’y oublier avec le temps, comme si ça avait toujours fait partie de son décor. Je le replie avec soin, sûre d’avoir trouvé mon bonheur.
Je me dirige vers le comptoir, le cœur léger, plaid dans les bras. La propriétaire m’offre un sourire radieux tandis que je pose mon achat sur le comptoir.
- Vous pourriez me faire un emballage cadeau, s’il vous plaît ?
Son visage se fige à peine. Elle penche la tête, les sourcils levés dans une politesse désolée.
Bon, pas le français… Essayons l’anglais, alors.
- Would it be possible to… gift wrap it? je tente, en mimant vaguement l’enveloppement avec mes mains.
Toujours rien. Elle me regarde avec patience, mais visiblement sans comprendre. J’attrape mon téléphone, et tape ma demande dans un outil de traduction et retourne l’écran vers elle.
Elle plisse un peu les yeux, lit, puis éclate d’un petit rire. Elle fait un signe de la main comme pour dire “laissez-moi faire”, tire un joli rouleau derrière elle, et commence à empaqueter le plaid avec une minutie presque cérémonieuse. Je paie, joins mes mains pour la remercier et elle hoche la tête, le sourire toujours là, complice.
Je ressors de la boutique, ravie. J’ai trouvé le cadeau idéal, et je me dirige d’un pas décidé vers le bar, impatiente de l’offrir.
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