Chapitre 29 - Partie 4

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Mais à l’angle d’une rue, alors que je traverse une placette bordée de lauriers en fleurs, une brise fraîche me frôle la nuque et là, entre deux bâtiments ocre, j’aperçois la mer. L’image me cueille, me fait ralentir, comme si elle m’appelait et mes pieds bifurquent.

Je reste sur la promenade, le sable et les embruns m’appellent, mais je n’ai pas envie d’abandonner ma sacoche ou de risquer d’abîmer le paquet. Alors je m’approche juste assez pour sentir le vent salé sur mes joues, entendre la rumeur douce des vagues, et sans prévenir, un souvenir remonte.

C’était pendant l’un de ces rassemblements familiaux où tout le monde débarque en masse dans la grande maison au bord de la mer. Le premier que j’affrontais. Ils étaient trente, peut-être plus, à rire, parler, s’interpeller d’une pièce à l’autre, comme un seul corps trop vivant, trop vaste. Moi, j’étouffais un peu dans cette foule joyeuse, alors j’avais fui, comme souvent.

Je m’étais installée seule sur la plage, un peu à l’écart, sur le sable plus clair. J’avais apporté un livre — le tome 7 en version originale de la série L’exécutrice de Jennifer Estep, introuvable en français — profitant du poids réconfortant des pages sur mes genoux, de l’anglais dans mes pensées et de la lumière douce de la fin d’après-midi. Le vent avait cette odeur si particulière, un peu iodée, un peu sèche, qui me redonne de la force.

J’ai senti Zed arriver avant de le voir, comme si j’avais un radar interne. Il m’a rejointe sans me saluer, sans me poser de questions. Il s’est avachi à côté de moi, à distance respectueuse, face à la mer, un coude enfoncé dans le sable. Je crois que j’ai à peine levé les yeux. Il est resté là, silencieux, présence solaire et fantôme à la fois.

Et puis, au bout d’un moment, j’ai senti quelque chose. Un effleurement léger à ma cheville. J’ai baissé les yeux : il avait commencé à enterrer mes pieds dans le sable, comme un enfant, laissant les grains s’écouler de ses doigts serrés.

  • Tu t'amuses bien ? j’ai soupiré, sans lever les yeux de mon roman.
  • Beaucoup, a-t-il répondu avec un sourire que je n’ai même pas eu besoin de voir pour deviner.

J’ai secoué la tête, déjà habituée à ses petits tours facétieux, à ses actes et paroles en demi-teintes, jamais sûre d’être appréciée ou juste tolérée, et je l’ai laissé faire.

Après quelques poignées, il s’est arrêté et m’a tendu la main.

  • Cadeau.

Dans le creux de sa paume reposait un minuscule coquillage blanc, strillé de rose, un peu nacré, presque rond, comme une perle plate.

La surprise m’a paralysée pendant quelques secondes : ce genre d’attention, c’était nouveau. Une vraie marque d’affection, maladroite, bizarre, mais concrète.

J’ai pris le coquillage, je l’ai fait rouler entre mes doigts, faisant jouer les reflets du soleil sur sa surface polie et j’ai lancé sans réfléchir :

  • Il faut que je t’en trouve un aussi.

Il a haussé les épaules, sans un mot, comme pour dire “pas besoin”, mais il m’a suivie quand je me suis levée.

Alors on a marché tous les deux, à la lisière des vagues, nos pas s’enfonçant doucement dans le sable humide, les yeux mi-baissés pour repérer les éclats de coquilles et les galets un peu plus jolis que les autres. On s’arrêtait parfois, on se penchait, on commentait à voix basse, nos mains se frôlaient, nos épaules aussi.

En rentrant, je me suis précipitée dans la salle de bain pour nettoyer mon nouveau trésor. Je l’ai lavé, verni, préservé. Ce coquillage, je l’ai toujours, glissé dans une petite poche de mon portefeuille, bien à l’abri.

Le tout premier cadeau qu’il m’ait fait. Cette marque de reconnaissance, comme un totem de bienvenue. Un signe qui nous reliait, nous, les deux introvertis du groupe, et qui signifiait que malgré cette différence de tempérament, j’avais ma place dans cette famille, moi aussi.

J’inspire un grand coup l’air iodé et reprends ma marche, le bruit de la mer encore accroché à mes oreilles comme une mélodie persistante. Le paquet sous mon bras me paraît soudain plus précieux qu’un simple plaid : c’est un peu de ce que je suis, que je m’apprête à offrir. Comme ce coquillage, des années plus tôt, avait été un morceau de Zed. Un objet banal aux yeux du monde, mais qui, pour celui qui le reçoit, devient un symbole, une certitude qu’on compte.

Quand j’arrive au bar, la chaleur m’enveloppe à nouveau. Les rires étouffés, le cliquetis des verres, l’odeur de citron et de sel se mêlent dans l’air. Jona est derrière le comptoir, penché sur un plateau qu’il essuie d’un geste souple, presque élégant. Dès qu’il m’aperçoit, son visage s’illumine de ce sourire franc qui fait oublier qu’on s’est rencontrés il y a peu.

  • Maud !

Il contourne le bar pour venir à ma rencontre, et j’ai juste le temps de déposer ma sacoche sur une table avant qu’il ne m’enlace brièvement.

  • J’ai cru que Cédric te gardait captive chez lui !
  • Non, pas du tout, je rigole. Mais c’est vrai que j’ai été un peu absente. Je t’ai ramené un petit quelque chose pour me faire pardonner. Et pour te remercier encore. Pour tout.

Je tends le paquet. Ses yeux débordent d’enthousiasme tandis que ses doigts défont le papier avec une précaution qui me fait sourire. Lorsqu’il soulève le plaid et que la lumière accroche ses nuances de bleu-gris, je lis sur son visage la reconnaissance pure, celle qui ne cherche pas à se cacher.

  • Il est magnifique ! Tu n’aurais pas dû…
  • Crois-moi, si.

Il me remercie encore, me prend dans ses bras une seconde fois, plus fort, et je sens que c’est le genre de geste qui vous donne envie de rester là, un peu plus longtemps, mais je m’écarte avec un sourire, laissant l’espace à la journée qui continue.

Je commande un thé glacé et m’installe à une table un peu en retrait, celle qui capte juste assez de lumière pour ne pas fatiguer les yeux, et j’allume mon ordinateur. La brise apporte par moment les senteurs de la mer toute proche et c’est suffisant pour que son rythme vienne s’insinuer dans mes phrases.

J’ouvre le roman à traduire. Les mots de l’auteur, bruts, parfois rêches, parfois tendres, et ma mission de les faire résonner autrement, dans ma langue à moi. Les phrases s’enchaînent, et je perds peu à peu la notion du temps. La terrasse est un murmure au loin, ponctué par le tintement d’un verre ou un éclat de rire, qui me parviennent comme à travers une vitre.

  • Tu es si sérieuse…

Je relève la tête. Jona est là, mon verre sur un plateau, son sourire aussi chaleureux que le soleil sur ma nuque.

  • J’essaie, je plaisante.

Il hoche la tête, pose ma boisson devant moi, puis s’assoit à moitié sur la chaise d’en face, le corps tourné vers la salle, prêt à repartir au moindre appel, mais ses yeux restent sur moi, pétillants d’une curiosité familière.

  • Alors, dis-moi… Où est-ce qu’il t’a emmené, Cédric ?

Je ne peux retenir le sourire qui m’envahit rien qu’à l’évocation d’hier. Il attend, patient, les avant-bras posés sur les accoudoirs. Sa question n’a rien d’inquisiteur : c’est celle d’un ami qui cherche à relier des points sans vouloir percer les secrets derrière.

  • C’était… Incroyable. Il a trouvé des ruines sauvages. J’adore l’antiquité. Je ne m’y attendais pas du tout, il a gardé le secret jusqu’au bout. C’était… Tellement personnel… Intime. Je crois bien que c’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait.

Une lueur d’amusement et de tendresse mêlées passe dans son regard.

  • Tu le rends différent, tu sais ? Depuis que tu es là, il est moins… “chat sauvage”, conclut-il d’un ton entendu.

L’évocation de ma première comparaison me fait sourire, d’autant plus que j’ai constaté qu’il s’en sert désormais comme un surnom pour Zed.

  • Au fait, reprend-il, tous les quinze jours, après le service du soir, on fait une soirée d’équipe. Les +1 sont toujours invités. Ça aide à ce que tout le monde soit à l’aise, surtout les filles, parce qu’au moins, elles connaissent quelqu’un.
  • Oui, ça doit les rassurer. Vous faites quoi exactement ?
  • On va à la plage. On nage, on joue au foot ou au volley, on boit un peu, on rigole… Bon, Cédric, lui, boit plus qu’il ne rigole, plaisante-t-il, mais au moins il est là. Tu devrais venir. Comme ça, peut-être qu’il se déridera un peu.

Je hoche la tête, déjà en train d’imaginer le sable frais sous mes pieds et le bruit des vagues au clair de lune.

  • Pourquoi pas. Il va falloir que je repasse à l’appart chercher un maillot alors.
  • Aaaah ! Super ! Ça va être cool, tu verras.
  • Je finis ce chapitre et j’appelle Zed pour voir s’il est rentré.

Il acquiesce, se lève et nous nous replongeons chacun dans notre travail respectif. Une petite heure plus tard, je compose le numéro de Zed. Il a terminé ses propres achats et s’apprête à retourner à l’appartement. Je referme mon ordinateur et file l’attendre devant la porte.

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