Chapitre 30 - Partie 1
Je suis assise sur la dernière marche, juste en haut de l’escalier, dos à la porte close. L’air est frais ici, presque immobile, et porte cette odeur indéfinissable des bâtiments anciens, un mélange de bois, de pierre et de quelque chose de plus doux, comme un reste de lessive accroché aux murs. La lumière, rare, se faufile à travers un petit vitrage dépoli au bas de la cage, assez pour deviner les lignes et les contours, pas assez pour en chasser les ombres.
J’écoute les bruits de la rue qui parviennent jusqu’ici, étouffés et déformés, et chaque craquement du bois ou soupir lointain me semble annoncer sa venue. Puis un froissement de tissu, une vibration légère dans les marches. Les sons changent, prennent un rythme que je connais, précis, mesuré : ses pas.
Il apparaît dans l’embrasure sombre du tournant, la silhouette se découpant contre l’ombre. Comme prévu, il s’est changé — un short brun, un t-shirt beige clair, tenues qui adoucissent ses traits. C’est idiot, mais je suis troublée par cette absence de noir, comme si quelqu’un avait changé un détail essentiel dans un tableau que je connais par cœur.
- Waouh ! Deux tenues colorées en deux jours… Incroyable !
- T’habitue pas trop, plaisante-t-il. Va falloir que je me change, je commence dans deux heures.
À l’intérieur, il ne s’arrête pas et file directement vers la chambre. Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière l’angle de la porte, et aussitôt j’ai cette sensation diffuse qu’il a emporté avec lui un peu du soleil ambiant.
Je retire mon short pour être plus à l’aise et je m’abandonne au canapé, le tissu froid contre mes jambes, j’ouvre l’ordinateur, le regarde un instant, comme si je cherchais à trouver l’envie. Et puis je tape, sans réelle conviction, “parfums femme” dans la barre de recherche avec un objectif clair : trouver un cadeau pour l’anniversaire de ma mère.
Je sais que c’est absurde, peut-être même masochiste, de persister à chercher à plaire à quelqu’un qui a érigé des murs de silence ou de reproches entre nous, et dont l’amour se mesure à celle d’un frère qu’elle m’a toujours préféré. Pourtant, malgré tout, ce geste me rattache à une fragile espérance, celle que, peut-être, un jour, elle posera sur moi un regard neuf, avec un peu de tendresse plutôt que du mépris.
Les pages défilent sous mes doigts, les images se succèdent, éclats de couleurs et de promesses ténues, mais rien ne semble pouvoir effacer ce vide, cette douleur sourde nichée au creux de mes attentes.
Dans cette quête silencieuse, Zed revient, comme une ombre familière, vêtu de noir. Il s’installe à mes côtés, son corps s’adapte au canapé, s’incline, se fait proche sans jamais brusquer, et cette proximité transforme l’espace en un cocon où tout devient possible.
- Tu bosses encore ?
Sa voix est douce, presque timide, comme s’il craignait de briser ce fragile équilibre.
Il s’affale, une jambe repliée sous lui, l’autre étendue, et le canapé gémit légèrement sous son poids, une musique discrète qui ponctue cet instant suspendu. Sa cuisse frôle la mienne, un contact furtif, instinctif, chargé de tendresse.
L’odeur de son parfum, mêlée à la chaleur de ses vêtements, me coupe un instant le souffle, et nos épaules se frôlent, une danse muette qui fait taire mes doutes et mes peurs.
Je secoue la tête, laisse mon regard s’attarder un instant sur l’écran, avant de répondre avec une honnêteté lourde de non-dits :
- Non. Je cherche juste un cadeau pour ma mère. C’est son anniversaire demain.
Il penche la tête, ses yeux curieux sur l’écran, mais il ne creuse pas, ne demande rien de plus. Sa présence suffit, un appui solide dans ce moment flottant où tout semble à la fois trop lourd et trop léger.
Je ferme doucement l’ordinateur portable, le claquement feutré résonne comme une délimitation, un passage du monde froid et digital à cet instant suspendu, chaud et vivant. Je le dépose sur la table basse et mon regard remonte vers Zed, s’accroche à ses traits, à cette lumière qui danse dans ses yeux.
Il y a quelque chose dans sa manière de porter cette chemise noire, ouverte juste assez pour dévoiler un soupçon de peau, qui allume une flamme douce et ardente à l’intérieur de moi.
- Ça te va vraiment bien, les chemises, tu sais ? je murmure, un sourire à peine esquissé effleurant mes lèvres.
Sans réfléchir, je me penche vers lui, déposant un baiser léger, presque timide, au coin de ses lèvres, comme une invitation, un murmure muet. Mon corps se met en mouvement, abandonnant toute retenue, puis, avec une lenteur savoureuse, je viens m’asseoir sur ses genoux.
Les jambes de part et d’autre de ses hanches, mes mains glissent sur ses épaules, cherchant ce jeu familier, ce désir partagé, cette flamme qui nous consume. Je l’embrasse, sans chercher à dissimuler mon envie ou ma fougue.
Il ne dit rien. Ses doigts frôlent mes cuisses et mes côtes à travers mon t-shirt. Il est délicat, presque trop léger, aux antipodes de ses réactions habituelles. Son corps reste tendu, mais d’une tension qui ne doit rien à l’excitation : il est distant, prudent.
Et c’est là que je comprends : c’est comme ce matin. Ce n’est pas du désintérêt, ni du rejet, il est patient parce qu’il lutte. Malgré mes mots, il n’a pas digéré l'événement de la veille. Il me désire, mais pense encore devoir me ménager. Le contredire et le rassurer à nouveau ne serviraient à rien. Je retire mon t-shirt, prête à le voir craquer devant ma poitrine qu’il adore, à voir son instinct reprendre le dessus, mais rien ne vient. Ses bras restent lourds, figés, son corps semble en suspens, comme s’il s’interdisait jusqu’au souffle. Je le fixe, un peu décontenancée, et puis, face à cette absence, une lumière s’allume dans mon esprit, une autre facette de rébellion.
Ok… Tu ne réagis pas ? Très bien. Tu vas vite voir qu’il vaut mieux me cadrer…
Un sourire de défi étire mes lèvres. Une chaleur fiévreuse me monte à la tête, une vibration sous la peau. Mon regard s’ancre au sien, provocateur, brûlant.
Mes doigts reprennent vie, plus assurés, plus lents. Je défais sa chemise un bouton à la fois, le tissu se dégage avec une langueur volontaire, presque cérémonieuse. Chaque bouton saute comme une étape vers ma revanche. Je m’applique à ne pas toucher ceux des poignets, sa torpeur masquant mes intentions.
Je fais glisser la chemise sur ses épaules, la repoussant vers l’arrière, et laisse le tissu s’accumuler dans son dos comme un piège invisible. Son torse est magnifique, chaud sous mes paumes, mais je ne m’attarde pas. Pas encore.
Il commence à se redresser, par réflexe, pour se débarrasser de la chemise… Et c’est là qu’il arrive : cet éclair d’incompréhension suivi presque aussitôt d’une lucidité glaciale. Il est menotté. Je le repousse en douceur contre le dossier, tranquille, carnassière, savourant sa confusion.
- Maud… ?
- A rester sage, comme ça, tu me donnes envie de n’en faire qu’à ma tête, je chuchote.
Je le surplombe, accrochée à son regard, un sourire moqueur, éclaboussé de triomphe aux lèvres et ajoute :
- Et… tu ne vas pas du tout aimer ça.
Je me rappelle dans les moindres détails cette torture exquise dont il m’a gratifiée l’autre jour. Je ne peux pas me contenter de le copier, ça ne marcherait pas avec lui. Ce qu’il aime, c’est sentir mon corps répondre, vibrer sous le sien, lutter un instant avant de se rendre. Il veut me sentir résister, vibrer, céder. Il veut m'entendre haleter, me voir perdre pied, et me dompter avec cette lenteur précise, cette fermeté silencieuse. Il jouit autant de l’emprise que du plaisir qu’il offre, ou qu’il extorque.
Et c’est ce pouvoir que je lui refuse à présent, ce contrôle que je garde sous clef. C’est ça qui le fera réagir. Tant qu’il doutera de lui, tant qu’il se retiendra par crainte de me heurter, il restera impuissant. Il récupérera les rênes s’il assume sa place légitime.
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