Chapitre 32 - Partie 2
Un mouvement me tire du sommeil et je prends conscience que je suis toujours blottie contre lui, nue, son bras m’entourant comme si j’étais à ma place. Mon visage repose contre sa peau chaude, ma jambe enroulée autour de ses hanches, et la simplicité de cette intimité me bouleverse.
C’est la première fois que je me réveille ainsi, dans cette étreinte qui semble aller de soi, la première fois que je découvre ce bonheur brut, presque sauvage, et pourtant d’une tendresse infinie. Un sourire m’échappe avant même que mes paupières ne s’ouvrent tout à fait.
Je relève à peine les yeux vers lui et je souffle, encore engourdie :
- Salut…
Il tarde à répondre, puis finit par lâcher :
- Hier soir… J’ai rien fait de bizarre ?
Je pouffe, secouée d’un petit éclat de rire. Ce qu’il appelle “bizarre” ressemblait pour moi à un rêve éveillé.
- Pas vraiment. T’étais un peu… joyeux disons. Tout tendre. C’était trop mignon.
Je le dis sur le ton de la taquinerie, un sourire accroché aux lèvres, mais au fond je le pense. Zed garde d’ordinaire ses élans verrouillés derrière ses silences, alors qu’hier il m’a offert une version de lui inédite : plus tendre, plus possessif, presque dévoué. Pourtant, au lieu de sourire avec moi, il se fige et son regard se voile.
- Tout va bien ?
- Est-ce que j’ai … Enfin, est-ce qu’on a… ? bredouille-t-il. Il s’est passé quoi ?
Le sens de sa question met un instant à m’atteindre, puis l’angoisse me tombe dessus comme une pierre.
- Tu ne te rappelles pas ?
- Non. Enfin… pas tout.
La honte me submerge d’un coup, brûlante, suffocante. S’il ne se rappelle pas… est-ce que j’ai franchi une ligne sans m’en rendre compte ? Je détourne le regard, incapable de soutenir le sien, mes mains tremblent. Le mot me lacère la gorge avant de s’échapper, trop lourd pour être retenu :
- T’as pris les rênes, alors… j’avais pas réalisé…, je bafouille à mon tour, que je te forçais… Je suis désolée.
- Tu fais quoi, 1m30 ? raille-t-il. Si quelqu’un risque d’être forcé ici, c’est pas moi.
Le temps s’arrête. Sa phrase résonne comme une gifle, non parce qu’il voulait me blesser, mais parce qu’il dit vrai. Je suis minuscule, ridicule de faiblesse, et le cauchemar de cette nuit me revient. Malgré mes années d’entraînements, je ne suis pas à la hauteur, je ne ferai jamais le poids. Cette constatation me laisse un goût amer dans la bouche.
Il attrape ma main et embrasse un par un chacun de mes doigts, ses yeux assombris par un regret visible. Même si le geste m’apaise, je déteste que ma vulnérabilité ait été si perceptible.
- Désolé, c’était nul. Tu ne m’as pas forcé. J’avais envie de toi. Ça je m’en rappelle.
- Tu es sûr ? Parce que… j’ai pas envie…
Les pensées s’entrechoquent dans ma tête – de devenir comme lui… de t’imposer ce que j’ai subi… de faire de toi une victime – mais je n’arrive pas à les dire. Je me cramponne à une formule plus supportable, presque dérisoire :
- …d’être ce genre de personne.
- Je suis sûr. Tu me forceras jamais à rien. C’est juste pour toi. Si tu sens que je suis pas avec toi… que c’est pas le moment… dis-le, ok ? Moi non plus, je ne veux pas être ce genre de personne.
Mes doigts glissent sur sa joue, timides, dans une tentative tout aussi maladroite que la sienne de chasser la peur que je lis dans ses yeux. Après le dérapage de l’autre soir, il ne fera jamais rien qui puisse me faire du mal.
- Je te le dirai, je promets. Mais hier soir… j’avais pas envie de te dire stop. Pas une seule seconde.
Je retiens mon souffle, émue, avant de me lover à nouveau contre lui, plus petite encore, comme pour disparaître dans son étreinte. Ses bras se referment aussitôt autour de moi et ses lèvres effleurent mes cheveux dans un baiser délicat et une idée me traverse l’esprit :
- Au fait, comment tu te sens ? Physiquement je veux dire ? Jona m’a dit de te donner de l’eau et quelque chose à manger hier mais je ne sais pas si ça a suffit.
- Ça va. T’as bien fait.
Cette dernière phrase me réchauffe : j’ai bien agi au moins sur ce point. Les yeux clos, je me laisse bercer par la caresse de ses doigts qui dessinent de lentes arabesques le long de mes reins.
- Tu veux faire quoi ? demande-t-il tout à coup.
- Honnêtement ? Rester comme ça toute la journée à me faire câliner… Mais j’ai toujours pas réussi à me cloner alors il va falloir que je me lève et que je bosse.
Un souffle amusé roule dans sa poitrine.
- Il m’en faudrait un aussi. Mais je pense qu’il lui faudrait aussi son propre clone. On en finirait jamais.
Je ris, mon front toujours appuyé contre sa peau. Son humour à contretemps me fait l’effet d’un baume, dissipant le malaise qui planait encore un peu entre nous. L’idée de me fondre dans ses bras et de reporter mon travail me traverse, douce et tentante… mais ma conscience professionnelle me donne la force de bouger.
L’air frais de la chambre me fait frissonner, contraste brutal avec la chaleur de son corps. Je fouille l’armoire à la recherche de sous-vêtements propres. Je sens son regard suivre chacun de mes gestes, lourd d’une évidence muette. Il lance, d’un ton faussement indolent, une invitation à revenir dans le lit — que je reconnais sans peine pour ce qu’elle est vraiment.
Un sourire me traverse malgré moi, entre attendrissement et amusement. Si je l’écoutais, je céderais volontiers à la tentation. Mes jambes me portent pourtant vers le salon, guidées par la petite voix qui me rappelle mes devoirs.
Je jette un oeil à l’horloge : presque onze heure trente. Il est plus que temps que je m’active. Je récupère mon short en jean et le débardeur rose sur l’étendoir, puis repasse dans la chambre chercher mon PC. Zed est toujours au lit, nu, accoudé contre l’oreiller, l’air à la fois nonchalant et songeur. Son regard accroche le mien, toujours un peu distrait mais plus taquin :
- C’est le moment où je dois me lever pour te nourrir ?
- T’es pas obligé. Je peux me débrouiller ou même ne pas manger.
Ses sourcils se froncent à peine, minuscule pli qui trahit une contrariété muette, comme si l’idée que je saute un repas l’agaçait. Sans un mot, il se lève et se précipite vers moi. Ses mains encadrent mon visage.
- Je m’habille, je m’y mets et tu manges, assène-t-il d’un ton qui ne tolère aucun refus.
- Ok, je souffle, prise de court.
Il m’embrasse, se tourne vers la penderie et enfile un boxer et un jogging en un seul mouvement. En passant devant moi, il me vole un second baiser tout aussi rapide, les traits sérieux, et quitte la chambre. Je reste un instant interdite, émerveillée et amusée, encore suspendue à son passage.
Les bruits de la cuisine me parviennent, et chacun s’imprime dans ma mémoire : le claquement d’une coquille qu’on brise, le chuintement d’un œuf qui se répand dans la poêle, le crépitement léger qui emplit l’air. À tout cela se mêle une odeur tiède et salée, et je me surprends à sourire de ce matin qui se déroule, comme celui de n’importe quel couple.
Je m’installe sur le canapé, dépose mon PC sur la table basse et l’allume. L’écran s’illumine et me renvoie mon reflet, un peu flou, cheveux ébouriffés, pommettes encore rougies par le sommeil et ses étreintes.
Ma boîte mail ne contient aucun nouveau mail. J’ouvre mes dossiers en cours et poursuis la traduction du roman.
Après quelques minutes, un froissement attire mon attention et je relève la tête. Zed apparaît, silhouette souple dans son jogging, torse nu, tenant deux assiettes. La vapeur qui s’élève de l’omelette et des légumes poêlés se mêle à son odeur familière et je me sens fondre avant même qu’il ait déposé le plat devant moi.
Sans réfléchir, je referme la page du manuscrit et ouvre YouTube, un geste ordinaire, presque mécanique, mais qui prend une densité nouvelle parce qu’il est partagé.
La première vidéo démarre, frivole, absurde, et le salon se remplit de voix et de couleurs étrangères. Nous mangeons là, côte à côte, nos assiettes posées sur nos genoux, et l’ordinaire se teinte d’une légèreté inattendue. Je l’entends rire à mes côtés, et je sens le mien se mêler au sien, maladroit, presque enfantin. Je me surprends à penser que rien n’a besoin d’être compliqué, que le monde pourrait se réduire à ce canapé, à cet écran, à cette omelette, à la chaleur de son épaule frôlant la mienne.
Et soudain, une pop-up familière surgit dans le coin de mon écran : un nouveau message de Théo. L’objet “Texte du jour de Damien” déclenche en moi une excitation sans pareil. Ces textes sont toujours un challenge, ses mots m’attirent et me dérangent à la fois, comme une énigme troublante dont je ne peux détourner les yeux. Rien qu’à l’idée d’ouvrir le fichier, mon esprit bourdonne déjà de pistes, de contraintes, de règles à apprivoiser.
Je coupe aussitôt la vidéo, attrape mon ordinateur et le cale sur mes genoux.
- C’est le travail, j’explique.
Il relève la tête, m’offre un sourire tranquille, presque indulgent, et acquiesce sans protester. Comme il reste immobile près de moi, alors je me tourne vers lui, coupable de vouloir déjà m’évader et précise :
- Je risque d’en avoir pour un moment. Si tu veux faire autre chose de ton côté, fais-toi plaisir.
- D’acc. Je vais aller casser des idoles.
Il tend la main vers moi, emprisonne la mienne entre ses doigts et y dépose un baiser. Ce langage secret qui n’appartient qu’à nous deux, sa manière de dire que je compte.
Puis il se redresse, ses pas s’éloignent vers la chambre, et bientôt le ronronnement discret de son PC remplit l’appartement. J’imagine déjà le cliquetis rapide de ses doigts, cette concentration si intense qu’elle le coupe presque du monde. Son refuge. Le mien est là, juste devant moi : un document à ouvrir, une voix à déchiffrer, une vérité à traduire sans la trahir.
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