Chapitre 32 - Partie 3
Dans le corps, Théo n’a pas écrit grand-chose. Une ligne, deux tout au plus :
Celui-là… j’en suis encore tout retourné. Tu vas voir.
Je clique sur la pièce jointe, mes doigts tremblent à peine, une impatience qui court de mes épaules jusqu’au creux de mon ventre. Le fichier s’ouvre enfin, et mes yeux happent d’abord l’ossature des vers avant même leur contenu : six alexandrins, une rime embrassée qui enserre des rimes plates. Une architecture stable, maîtrisée, presque sereine. Tout respire une structure solide, une douceur rassurante. C’est un poème sur la famille.
La famille est un port où l’on revient toujours,
Il n’existe rien de plus sûr ni de plus vrai,
Que ce lien brut que rien ne brisera jamais.
Celui qui nous unit, qui nous suivra partout,
Malgré toutes les blessures et les tabous.
Il nous donne la force de tout pardonner,
Cette envie de tout faire pour se retrouver,
Car après tout, nous partageons le même amour.
Rien ne dépasse, rien ne vacille : l’architecture est parfaite. Je suis bluffée. Une fois de plus, il prouve qu’aucune contrainte ne l’arrête, qu’il peut tout écrire, du plus éclaté au plus classique, comme si les règles n’étaient pour lui que des jeux et non des barrières.
Un pointe de jalousie me traverse : personne n’écrit la famille avec cette chaleur sans l’avoir connue. Damien… je ne le connais pas vraiment, mais je l’imagine issu d’un foyer où rien ne cloche, où l’on rit à table, où l’on se soutient sans conditions. Une maison où l’amour n’a rien d’exceptionnel parce qu’il est partout, dans chaque geste, chaque silence. Une atmosphère qui me rappelle celle portée par la mère de Nate et de Zed : cette sérénité tranquille qu’ils portent en eux comme un héritage invisible.
Je ne peux m’empêcher, une fois de plus, de faire le parallèle avec ma propre famille – si ce mot peut encore nous concerner. Le lien dont Damien parle, brut, indestructible, n'est pour moi qu’un lointain souvenir qui s'effiloche un peu plus chaque jour.
Sa vision est un vitrail étincelant, la mienne une toile rongée par l’acide.
Je refuse de m’attarder sur cet écart douloureux. Le seul chaos que j’accepterai aujourd’hui sera celui des mots que je tente de dompter. Après une profonde inspiration, je cale mon ordinateur sur mes genoux, je lance une musique de fond et je me mets au travail.
En français, il suffit de compter les syllabes, de traquer les e muets et les césures. En anglais, la contrainte est d’une tout autre nature : non seulement il faudra rimer, mais aussi respecter les feet, ces battements réguliers qui scandent la phrase, cette respiration rythmique où chaque accent tonique tombe avec la précision d’un métronome. Passer d’un système à l’autre, c’est traduire non seulement des mots, mais une musique.
Je sens déjà la lutte se profiler, mais ce défi-là me fait vibrer, malgré tout. Il a des règles claires, des frontières nettes, bien loin du chaos qui gronde dans ma mémoire.
Mes doigts courent sur le clavier, hésitent, effacent, recommencent. Chaque mot pèse, chaque rythme s’essaie, se brise et se reforme. Trouver l’équilibre entre fidélité et beauté me demande une concentration absolue, pourtant je ne suis pas seule dans ma bulle : en filigrane, le cliquetis régulier du clavier de Zed, le claquement sec de sa souris, s’invitent dans ma musique. Parfois un soupir lui échappe, lourd de frustration, parfois un grognement guttural, si caricatural que mes lèvres s’étirent malgré moi. Puis, à l’improviste, son rire jaillit, clair et victorieux, comme une fanfare minuscule célébrant sa bataille gagnée. Entre deux vers récalcitrants, j’écoute ces fragments de lui, ces éclats de présence qui m’ancrent dans ce matin improbable, inimaginable quelques semaines plus tôt.
Après une heure d’acharnement, ma traduction me convient. Mon cœur bat un peu plus vite lorsque je l’envoie à Théo. Il est presque quatorze heures, il est temps de faire une pause. Mon téléphone vibre tout à coup. Deux notifications : un rappel pour l’anniversaire de ma mère et un message de Jona.
Je soupire, plus contrariée que je ne le devrais et envoie un bref texto à ma mère :
Joyeux anniversaire ! Je ne t’ai pas encore trouvé de cadeau, mais je te l’envoie dès que possible.
Je me penche ensuite sur celui de Jona.
Au fait, mon anniversaire approche. Je fais une petite soirée chez moi dans quelques jours. Tu veux venir ? (Cedric est bienvenu évidemment)
L’attention me fait sourire, chassant ma mauvaise humeur passagère. Il faut que je propose ça à Zed. Je me demande s’il voudra venir, s’il prendra bien l’idée que je m’y rende sans s’il refuse, même si c’est littéralement à deux pas.
Le téléphone glissé dans ma poche, je me lève, attrape nos assiettes vides restées sur la table, les empile, ajoutant les couverts et les verres à l’intérieur, dans un équilibre précaire avant de me diriger vers la chambre. Je m’appuie sur le chambranle, observant le visage concentré de Zed, ses doigts vifs sur le clavier, ses yeux rivés à l’écran. L’idole ennemi explose et il se tourne vers moi, ravi.
- Je fais une pause. J’ai reçu un message de Jona. Il fait une soirée pour son anniversaire dans quelques jours. Il m’a proposé de venir. Et toi aussi par la même occasion.
Son regard se fige, surpris. Je remarque un petit froncement de sourcils, presque imperceptible, mais qui trahit une contrariété qu’il peine à masquer.
- Il ne plaisantait pas hier en disant que vous êtes devenus proches très vite…
- Tu serais pas un peu jaloux ? je demande avec un sourire malicieux.
Il ne répond pas, affiche une moue blasée, hausse les épaules. Je retiens un rire, amusée de voir que j’ai vu juste, mais qu’il ne l’avouera jamais.
- Bon, je vais ranger ça, j’explique en montrant ma tour de vaisselle instable. Tu voudras faire quelque chose après ?
- Pourquoi pas.
Il reporte son attention sur son écran, prêt à relancer une partie. Je hoche la tête d’un air entendu et file vers la cuisine, l’esprit déjà concentré sur ce que je pourrais offrir à Jona. J’avance vers l’évier, les verres brinquebalant au sommet de ma tour de vaisselle.
- Maud, faut que je te parle…
La voix claque juste derrière moi. Je sursaute, un des verres bascule et s’écrase au sol dans un fracas sec, dispersant des éclats scintillants sur tout le carrelage. Mon cœur bat à tout rompre, je pose le reste des couverts sur le plan de travail, une main pressée contre ma poitrine.
- Je pensais que tu jouais encore, j’explique à un Zed surpris et amusé.
- J’allais le faire et puis j’ai changé d’avis. Je pensais pas te faire peur à ce point, rit-il.
En un geste sûr, Zed me soulève comme une enfant, m’écarte de la zone d’impact, et me dépose dans l’entrée.
- Bouge pas, je m’en occupe.
Je reste encore quelques secondes sous le choc, avant d’apercevoir ses pieds nus plantés au milieu des éclats.
- Et toi alors ? Tu vas te couper !
Il hausse les épaules :
- T’inquiète.
Un soupir m’échappe. J’enfile vite mes chaussures, puis je reviens m’accroupir à ses côtés pour ramasser les plus gros morceaux. La musique continue de tourner en fond, imperturbable, comme si rien ne s’était passé.
Une vibration dans ma poche me tire de ma concentration.
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