Chapitre 32 - Partie 4

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Je sors mon téléphone et découvre le message de ma mère :


Merci. Un cadeau qui me ferait plaisir, c’est que tu demandes pardon à ton frère.


Les mots s’enfoncent dans ma mémoire comme des épingles brûlantes. Les souvenirs tournent dans ma tête, brutaux, obscènes, plantés dans ma chair comme des lames rouillées.

Pardon ? A lui ? “Pardon” de quoi ?

Le téléphone vole à travers la pièce et s’écrase sur le canapé. Zed me lance un regard alarmé, s’approche, mais je lève la main interrompant sa lancée.

  • Ça va ? demande-t-il.

Non.

Une nouvelle mélodie s’élève dans les airs, enfantine, joyeuse, insouciante. Chaque note résonne comme une moquerie, me lacérant de l’intérieur avec sa légèreté déplacée.

Ma respiration s’accélère, l’adrénaline court dans mes veines. Je veux hurler, cogner, pleurer… Que ça explose, que ça dévaste tout. Mais rien ne sort. Juste ce grondement sourd dans ma poitrine, ce feu noir qui me consume en silence depuis des années.

Il faut que j’évacue le trop plein.

Pas ici. Pas devant lui.

Je fonce vers la porte et me précipite à l’extérieur. Si je reste une seconde de plus, je vais craquer

  • Maud, attends ! me hèle Zed depuis le seuil.
  • Laisse-moi ! Il faut que j’aille me défouler, je réplique, ignorant l’inquiétude dans sa voix.

Je dévale les escaliers sans réfléchir. En sortant, l’air râpeux me gifle, me colle à la peau. J’ai envie de courir, de m’effondrer, de disparaître. Je marche, vite, trop vite, sans but, sans destination, comme si l’élan pouvait me débarrasser de ce qui me dévore.

Mes jambes avancent toutes seules, mécaniques, traquées. Mon cœur cogne fort, pas de peur, non, de cette colère glacée, noircie par l’épuisement. Je traverse les rues sans les voir, des voitures passent, des gens rient, des vitrines défilent. Moi, je serre les poings, comme si me retenir de frapper était tout ce qui me restait de contrôle.

Comment elle peut me dire ça ?

Elle savait - elle sait - et malgré ça, elle me renvoie cette phrase comme une condamnation. Un rire nerveux m’échappe. J’ai envie de vomir.

Je l’ai regardée dans les yeux, les larmes au bord des cils, le cœur à nu, brisé d’avance. Je lui ai tout dit. Tout. Et elle a détourné le regard. Elle a préféré sa petite version proprette de la réalité. Son mensonge confortable. Elle l’a choisi lui. Son fils parfait.

Mon père n’a rien dit non plus. Toujours à l’arrière-plan, un pas derrière elle, le regard baissé, la bouche fermée.

Il est prêt à tout endurer, même l’innommable, pour rester dans son sillage. Il s’aiment autant qu’ils se haïssent, tantôt fusionnels, tantôt déchirés. Leur amour est une drogue, un pacte scellé avec le diable. Ils s’étreignent jusqu’à l’asphyxie, se détruisent pour mieux se retrouver.

Il aurait dû me croire, il aurait dû hurler, me serrer dans ses bras, me protéger. Mais il n’a rien fait. Son regard aussi passait à travers moi. Comme si je n’existais pas. Comme si j’étais un fantôme en trop dans leur château bancal.

Et maintenant, en plus du reste, on me demande à moi de m’excuser ? De ramper à nouveau, de m’écraser face à mon bourreau, comme si j’avais volé quelque chose.

Comme si j’étais responsable du problème. Comme si je portais le poids de leur honte. Comme si j’avais été la main, la faute, la salissure. Comme si c’était moi, le monstre.

Mais c’est lui. C’est lui. C’est LUI !

C’est lui qui a souillé mes nuits, mes pensées, mon corps. C’est lui qui m’a appris que je ne valais rien. Que j’étais seule.

C’est lui qui m’a laissée avec ce poison sous la peau que j’ai lavé jusqu’au sang.

Je serre les dents. Mes ongles s’enfoncent dans ma paume, mais je relâche aussitôt. Je ne veux pas d’autres marques, pas d’autres traces qui puissent me rappeler… L’horreur doit rester dedans, là où personne ne la voit, là où je peux prétendre qu’elle ne me ronge pas.

“Ce qui me ferait plaisir c’est que tu demandes pardon à ton frère.”

Elle me tend cette phrase comme un bouquet de ronces et voudrait que je m’y pique en souriant. Que je m’agenouille devant la tombe de mon enfance et que je m’excuse d’être toujours debout.

Mes pas me portent jusqu’au bord de la ville. Je ne m’en rends compte qu’au moment où l’air devient plus vif, salé. Le vent me fouette le visage comme une claque, brutale, mais bienvenue. Je continue, le souffle court, jusqu’à ce que mes semelles mordent le sable dur et humide.

La mer hurle devant moi. Elle aussi est en colère. Je m’arrête. Mes cheveux virevoltent. Les vagues s’écrasent sur la digue. Tout gronde. Je ferme les yeux et laisse les éléments déchaînés emporter mon tumulte intérieur.

Je rouvre les yeux. L’horizon tangue, infini, immense. Magnifique.

Damien a tort : on ne peut pas tout pardonner.

Moi je ne pardonnerai pas. Pas lui. Pas eux. Pas ça. Parce qu’on ne demande pas pardon d’avoir survécu.

Je reste là longtemps, à respirer cette rage salée, jusqu’à ce que la tempête s’apaise un peu en moi. Elle est toujours présente, mais moins haute, moins tranchante, juste une marée sombre qui reflue peu à peu.

Je mets une main sur ma poche, cherchant l’heure sur mon téléphone.

Mince…

Je l’ai laissé sur le canapé après l’avoir lancé. Je lâche un profond soupir. Je vais devoir affronter Zed, lui expliquer, au moins en partie, ma réaction et ma fuite. Et puis, je ne peux pas rester figée ici, alors je fais demi-tour, le pas un peu moins fou.

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