Chapitre 33 - Partie 1

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Mes jambes sont encore lourdes, mes pensées aussi. Je remonte, à contrecœur, comme on revient d’un champ de bataille sans gloire, juste un peu moins défaite qu’à l’aller.

Quand j’entre dans l’appartement, Zed est debout, bras croisés, appuyé sur le plan de travail séparant la cuisine et le salon.

  • Désolée d’être partie comme ça…, je soupire. C’est ma mère… Avec ma famille c’est… compliqué.

Je ne trouve aucune formulation pour aborder le sujet. Une part de moi refuse toujours de poser des mots sur ce que j’ai vécu, alors je détourne la conversation :

  • Tu sais où est mon téléphone ?
  • Il est sur le canapé.
  • Ah ! Merci. Tu voulais me dire un truc, non ? Je suis partie tellement vite…

Je récupère ledit téléphone, vérifie d’un coup d’oeil qu’il n’est pas cassé, puis mon regard se pose sur ma valise, près du canapé. Là où elle n’a plus été depuis des jours.

  • Pourquoi ma valise est là ? je demande.
  • C’est moi, déclare-t-il d’une voix abattue, presque résignée. J’ai rangé toutes tes affaires. Il faut que tu rentres.
  • Il s’est passé quelque chose ? je m’inquiète.
  • Ta vie avec Nate t’attend.

Le choc est si brutal que je ne trouve rien à dire. Les mots résonnent dans ma tête comme un écho absurde.

  • Mais qu’est-ce que tu racontes ?
  • Maud, on ne peut pas être ensemble…
  • On n’a pas déjà eu cette conversation ? je rigole, quoiqu’un peu nerveuse. Bien sûr qu’on peut. Ça fait plusieurs jours que c’est acté, non ?
  • Non. Ton engagement il est avec Nate.

Je n’aime pas ce que j’entends. Pourquoi rejoue-t-il cette scène, comme si tout ce qu’on avait vécu ces derniers jours n’était rien ? Je le reprends, refusant de céder :

  • Il était.

Les mots de Ben me reviennent en tête : notre rupture n’est pas officielle, peut-être qu’il croit que je compte retourner avec Nate.

  • C’est vrai que je ne lui ai pas encore dit mais c’est pas le genre de chose que je compte lui dire au téléphone, j’explique.
  • Non. Tu ne lui diras rien parce que tu sais que j’ai raison. C’est avec lui que tu veux être, s'énerve-t-il.
  • Depuis quand tu sais mieux que moi ce que je ressens ? je réplique sur le même ton.

Il ne répond pas tout de suite. Son regard glisse à côté du mien, il prend une profonde inspiration et reprend :

  • Je sais ce que moi je ressens. Rien. Tu es ma belle-sœur et je suis ton beau-frère. C’est ça le présent et l’avenir de notre relation, expose-t-il avec un détachement qui tranche avec l’agacement dont il a fait preuve quelques secondes plus tôt.

J’essaie de rassembler mes esprits, de trouver dans mes souvenirs quelque chose qui pourrait justifier ce revirement à 180 degrés.

  • C’est n’importe quoi, je souffle. Après tout ce qui s’est passé… Ça ne colle pas.
  • Tout ce que j’ai dit et fait ces derniers jours, c’était des actes et des paroles en l’air. Ce n’était rien. Hormis la bise et les câlins occasionnels en famille, je ne te toucherai plus. Ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais.

Ce n'est pas sa voix. Ce n'est pas son regard. Je ne sais pas qui est en face de moi, mais ce n'est pas l'homme que je connais depuis trois ans.

  • Zed… Qu’est-ce qui t’arrive ?

Me rappelant sa tendance à repousser le monde entier, je m’approche de lui, les mains levées, chaque pas mesuré, calculé, comme si je cherchais à calmer un animal apeuré.

  • Parle-moi, je souffle. C’est à cause d’hier soir ?

Mes paumes se déposent sur ses joues, aussi légères qu’une plume, comme si le moindre geste trop vif pouvait le faire fuir. Je sonde ses yeux, cherchant une chaleur, une lueur, n’importe quoi qui explique son comportement. Il déglutît, comme s’il avalait quelque chose d’amer ou de râpeux, puis il se dérobe et recule, comme s’il ne supportait plus mon contact.

  • Oui. Déjà hier soir, c’était bizarre… Mais là, le message de Jona… Ça m’a ouvert les yeux. Tu deviens presque amie avec mes collègues, avec mon boss. Ça va trop loin. Je suis fatigué de jouer la comédie, affirme-t-il de cette voix monocorde que je ne reconnais pas. Je ne ressens rien pour toi. Sauf du désir, ça c’est réel.

Rien n’a de sens. Je repense à tous les chauds et froids de notre relation, à tous les moments tendres qui me paraissaient évidents, toutes les fois où il a semblé se confier, tous les instants d’intimité physique et émotionnelle que nous avons partagés…

Et hier soir… Il a ri, il m’a fait l’amour en rentrant… Je n’arrive pas à concevoir que ce n’était pas sincère. Une toute petite part de moi tente encore de se convaincre que ce n’est qu’une très mauvaise blague. Ma voix tremble, aussi vacillante que ma confiance :

  • Non… Non, c’est faux. Ce n’est pas toi ça.
  • Si, me coupe-t-il. Tu ne sais de moi que ce que j’ai bien voulu te montrer.

Une alarme retentit dans ma tête : je ne l’ai cotoyé que quelques jours, la majorité de nos interactions s’est faite à distance. Les réflexions de Jona me reviennent : “Tu le rends différent”, “Qu’est-ce que tu lui fais ?”. Même sa propre famille constate le changement “Quand il est avec toi, il est… transformé.”.

  • Tu avais raison l’autre jour, poursuit-il. Tout ça c’était un jeu pour moi. J’ai vite vu que tu ne méritais pas d’être avec Nate. Que tu le trahirais à la première occasion vu comme tu cherchais à être proche de moi. Trop proche pour quelqu’un déjà dans une relation. J’ai essayé de rester sur les rails mais tu m’as toujours poussé plus loin.

Les fondements mêmes de notre relation et de ma réalité s’effondrent, je ne suis plus sûre de rien. Ce n’est pas possible.

Je sais que je ne mérite pas Nate, mais… Se pourrait-il qu’il ait raison ? Que j’aie tout imaginé et que je sois la raison de cette situation ? Est-ce que je suis vraiment une aguicheuse ?

Les questions jaillissent et tourbillonnent dans ma tête, tandis que Zed, de plus en plus droit, continue son exposé macabre.

  • Alors, un jour, je me suis dit : c’est vrai qu’elle est bien foutue, je pourrais me la faire. Elle craquera facilement. Et Nate finira par voir que je voulais lui rendre service.

Plus il parle, plus je réalise que cette confession, bien trop cruelle pour une blague, pourrait bien être réelle. Je me rappelle de sa froideur lors de notre première rencontre et de la rapidité avec laquelle il s’est rapproché, lui que tout le monde décrit comme solitaire. Sa proximité avec moi n’a rien de naturel ou de normal. Je croyais avoir un lien privilégié, qu'il s'ouvrait à moi, que je parvenais à lui apporter de la lumière, mais il avait tout prévu.

Il ne se laisse aller avec moi qu’en privé. Dès qu’il y a du monde, des témoins, il redevient distant, renfermé, presque inaccessible. Je croyais que c’était par pudeur, une manière de se protéger du regard des autres, mais peut-être n’était-ce qu’un moyen d’éviter de se trahir. Sa tendresse, ses attentions… tout ça n’était qu’une façade construite avec soin, calculée pour tromper.

Je me suis bien leurrée. Rien n’était vrai. Je suis astronomiquement conne.

Ce que je ressens n’a rien à voir avec la peine de tout à l’heure. C’est pire. J’ai l’impression d’avoir du verre pilé dans les veines, et je voudrais me les ouvrir pour tout faire sortir. Chaque nouvelle phrase est un coup de poignard. Chaque mot me transperce et me meurtrit. Je secoue la tête, les larmes déjà au bord des yeux et couine :

  • Zed... Arrête. Je t’en prie, tu me brises le coeur.

Son regard se perd au-dessus de moi une seconde puis il revient sur moi, dur, froid, vide.

  • C’est le but. Tu l’as bien mérité. Tu veux jouer sur les deux tableaux, nous avoir tous les deux, Nate et moi. Sans réfléchir à ce que ça veut dire ou ce que ça nous ferait en tant que frères. Si tu étais moins égoïste, tu penserais aux conséquences de ce que tu fais vivre à ceux qui t’entourent.

Il avise le téléphone que je tiens serré dans mes mains, comme une ancre dans cet ouragan qui semble ne jamais finir.

  • De toute évidence, tu te contrefous d'avoir perdu ton frère ou de bousiller ta famille.

Avant que j'ai eu le temps d'encaisser qu’il a fouillé dans mon téléphone et qu’il a vu les mots de ma mère, il enchaîne :

  • Ne t’attends pas à ce que je te laisse essayer de briser la mienne sans que tu le paies. Tu savais très bien ce que tu faisais en venant ici. Quand on joue avec le feu, faut pas s’étonner de se brûler. Assume tes conneries. Retourne épouser Nate, s’il veut encore de toi. Moi, j’ai eu ce que je voulais. Prends sur toi, demande pardon à ton frère et au mien. Et surtout, casse-toi.

Ses mots s’insinuent en moi, vif comme un éclair brûlant. La voix nasillarde de mon frère me revient en mémoire, réveillant ma colère.

Prends sur toi.

Cette phrase, je l’ai entendue de nombreuses fois. Dans mes pires souvenirs et dans mes cauchemars encore aujourd’hui. Je sens tout mon corps se tendre et, cette fois, les mots fusent, comme prononcés par une autre personne :

  • Va te faire foutre ! Allez tous vous faire foutre !

J’ai la nausée. Je refuse de rester ne serait-ce qu’une minute de plus dans la même pièce que lui. Je saisis la anse de ma valise et fais volte-face afin de quitter au plus vite cet endroit.

  • Tu n’as aucune idée de ce dont tu parles ! Mais puisque je suis si bien avec Nate, que je vais l’épouser et tout le bordel, ce qui se passe dans ma vie et dans ma famille ne te regarde absolument pas. Enfoiré !

Il est hors de question que je me fasse insulter et congédier sans rendre coup pour coup. Il a peut-être joué la comédie sur de nombreux points, mais certains éléments, criant de vérité ne trompent pas. Mon bagage dans une main, l’encadrement de la porte dans l’autre, je me tourne pour lui asséner :

  • J’espère bien ne jamais te revoir en dehors de mon mariage à venir ! Si tu as seulement le cran d’affronter le bonheur qu’on affichera lui et moi, quand on sait que tu es misérable et seul à crever !

Je flanque la porte derrière moi. Le bruit explose dans la cage d’escalier, aussitôt couvert par le vacarme de ma valise bringuebalant contre chaque marche que je dévale. Pas le temps de réfléchir, pas le temps de souffler : je veux fuir, m’arracher de là avant qu’il ne trouve une autre horreur à m’envoyer au visage, avant que quelqu’un du bar ne m’aperçoive, avant que je n’éclate en sanglots en pleine rue.

Arrivée au rez-de-chaussée, je me faufile dans la ruelle voisine, tête basse, ma valise serrée contre mon coeur pour éviter de me faire remarquer. Mon seul but : disparaître, que personne ne me voie ainsi. Je marche vite, sans regarder où je vais, les yeux brouillés par des larmes que je retiens encore par pure force d’orgueil.

Au détour d’une petite place à moitié déserte, je m’effondre presque contre un banc brûlant de soleil. Enfin hors de vue. Enfin à l’écart. Mes mains tremblent. Mon souffle s’arrache en saccades. Les bruits de la ville résonnent comme sous l’eau. J’ai l’impression que tout en moi se fissure. L’adrénaline qui m’avait portée s’épuise déjà, laissant derrière elle une fatigue brutale et cette sensation effroyable que je pourrais me désagréger au moindre coup de vent.

Respire, Maud… Respire…

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