Chapitre 33 Partie 2
Mais l’air ne rentre plus. Chaque souffle semble heurter quelque chose de lourd, d’invisible, planté au creux de ma poitrine. Les mots de Zed me reviennent, un à un, dans cet ordre précis qu’il avait choisi, comme s’il les avait préparés, choisis avec un soin cruel. Sa voix, si calme, si égale, tranchait plus profond que n’importe quelle colère. Pas une insulte, pas un éclat : juste la froideur méthodique d’un homme qui sait pile où appuyer pour faire mal.
Depuis combien de temps jouait-il son rôle en attendant le moment de tirer sur la corde ? Comment peut-on calculer une telle trahison ? Comment peut-on envisager de tester quitte à détruire ainsi, sans trembler, la vie de son propre frère ?
Oh mon dieu, Nate…
Son nom glisse dans ma tête comme une berceuse éraillée. Avec lui, tout était simple. Il suffisait que je lui tende les bras pour qu’il sourie. Pour qu’il me serre. Il me regardait comme on regarde un trésor ou un bijou qu’on garde dans une boîte pour ne pas qu’il se raye : avec cette foi naïve et entière du premier amour. J’étais sa princesse. Son miracle après un désert affectif.
Moi qui n’ai jamais eu l’amour de ma mère, qui n’ai grandi qu’avec l’indifférence polie de mon père, ce regard-là valait tous les soleils du monde. Il me faisait exister sans heurts, sans éclats. À ses côtés, tout était doux, prévisible, ordonné. Il suffisait de ne pas trop bouger, de rester celle qu’il voyait. Il était mon phare, mon abri, celui qui guidait mes pas sans jamais m’obliger à réfléchir, sans jamais me secouer.
Avec Zed, c’était tout autre chose. Là où Nate me portait, Zed me bousculait. Là où Nate ne me demandait rien, Zed me faisait choisir, réfléchir, décider… en accord avec ce qu’il avait planifié. Chaque décision que je croyais mienne n’était qu’une corde qu’il me tendait pour que je me retrouve seule face à mes erreurs. Et je me rendais compte maintenant que tout ce qu’il m’avait laissé croire — cette confiance, cette complicité — n’avait été qu’une stratégie pour me contrôler, pour que je tienne le rôle qu’il avait choisi pour moi.
Un vide immense s’installe, comme si tout en moi s’était décroché. J’aimerais juste que tout redevienne simple. Retrouver la chaleur tranquille de Nate, ce cocon où rien ne faisait mal. Avec lui, je n’avais pas besoin de réfléchir ni de me défendre, il suffisait de me laisser porter. C’était doux, rassurant, facile.
Si je reviens, est-ce qu’il m’ouvrira encore la porte ? Est-ce qu’il me regardera encore comme il le faisait ? Ou est-ce que j’ai perdu, pour de bon, la seule personne qui ait jamais cru que j’en valais la peine ?
La réalisation s’insinue comme un poison : je n’ai plus nulle part où aller, plus personne vers qui me tourner. J’ai accusé Zed d’être seul, je le suis tout autant. Et je l’ai mérité. J’ai détruit ce que j’avais de plus stable pour une illusion que j’ai moi-même entretenue. Je me sens sale jusque dans la moelle.
Je n’ai pas ressenti ça depuis… plus de 10 ans. Une autre vie, une autre époque. Pourtant je me rappelle chaque détail : la lumière pâle de la lampe, l’odeur de la moquette et celle des cookies préparés par la mère de Ben…
Je me faisais déjà appeler Maud à l’école. Je connaissais Ben depuis 2 ou 3 ans. Du haut de nos 14 ans, on avait déjà fait les 400 coups ensemble. Tout le monde nous harcelait avec leurs sous-entendus : « Vous êtes amoureux ? » comme si l’amitié hétérosexuelle était un mythe. J’avais peur qu’il finisse par me laisser à cause de ça, qu’il rejoigne la masse, qu’il m’abandonne moi aussi. Mais non. Il était resté.
On était dans sa chambre, à préparer un exposé sur le système solaire.
- Bon allez, faut qu’on se dépêche de finir avant que Caro ne rentre. Elle va encore mettre sa musique à fond et on pourra plus se concentrer.
- Arrête, c’est un amour ta soeur. Si on lui dit qu’on bosse, elle sera compréhensive.
- Y a des jours où je préfèrerais avoir un frère. Franchement, t’as de la chance…
Je me suis crispée, malgré moi. Ce n’était pas le premier à me dire ça. Tout le monde connaissait Alyx. Tout le monde l’adorait. Et moi je me taisais.
- Ça va ?
- Oui, pourquoi tu me demandes ça ? j’ai répondu, tout sourire, pour les apparences.
- Écoute, ça fait un moment que je veux t’en parler mais je savais pas trop comment… L’autre jour, chez toi… Tu sais, quand ton frère est entré dans la cuisine…
Comment l’oublier ? La méchanceté gratuite dont il a fait preuve pour essayer de chasser Ben - sans succès. Et surtout, comment oublier la nuit qui a suivi, les injures qu’il m’a lancé pour cette amitié “obscène”.
- Ouais, c’était pas cool de sa part. Je suis désolée…
- Je t’ai déjà dit d’arrêter de t’excuser. C’est pas toi qui t’es mal comportée. Bref… Ce que je voulais dire c’est que… Je sais pas… La façon dont il te regardait… Il te regarde pas comme je regarde Caro. Il te regardait…
Tout mon sang s’est glacé.
- … Comme le copain de Caro la regarde.
Et j’ai craqué. J’ai pleuré. Caroline est rentrée et a aussitôt allumé sa sono. Et c’est là, alors que Matt Bellamy chantait “Sunburn” de l’autre côté de la cloison que j’ai tout dit. Encore. Les détails les plus sordides et les pensées suicidaires qui m’habitaient presque tous les jours. Parce que pour une fois, ça ne venait pas de moi, alors peut-être qu’il ne penserait pas que je mentais.
Et il m’a cru. Il voulait en parler à ses parents, aux profs… J’ai refusé. Mes parents ne me croyaient pas. Je savais très bien ce qui m’attendait si j’en parlais à nouveau. La correction que je prendrai pour avoir mêler d’autres gens… Je l’ai supplié de ne rien dire, de ne pas me trahir. Je me suis levée, précipité sur la fenêtre. Je lui ai dit que je préférais mourir sur le champ. Que je pouvais supporter ce que je vivais mais pas qu’on m’accuse de mentir.
Ben s’est approché, mains levées, comme si j’étais armée, m’a serré contre lui alors que je pleurais sans plus pouvoir respirer. Puis « Invincible » s’est lancé et il a dicté d’une voix basse mais ferme :
- Non ! Promets-moi que tu ne feras jamais ça. Promets-moi que tu te battras, que tu resteras en vie.
- Je… Je peux pas…
Il m’a écartée, sans me lâcher pour autant, ses mains arrimés à mes bras, comme des menottes m’accrochant à la vie contre mon gré.
- Écoute, comme ils chantent. Together we’re invincible. Je te lâcherai pas tant que t’as pas promis. Je te promets que je dirai rien si tu promets que tu mettras jamais fin à tes jours.
- J’y arriverai pas… Je peux plus… J’en peux plus… de me battre toute seule…
- Tu seras plus toute seule. Je serai toujours là pour toi. Si un jour t’es à bout, tu m’écris, tu m’appelles. On parle comme on l’a fait là. Tu pleures, tu cries, tu me frappes s’il le faut ! On trouvera quelque chose. Ensemble.
Je l’ai fixé sans rien dire, la bouche grande ouverte, comme un poisson hors de l’eau, à court d’oxygène. Il m’a secoué et a répété :
- Maud ! Promets-le !
J’ai promis et pleuré encore, couverte par les basses et les notes provenant de la pièce d’à côté.
Ce soir-là, on a établi un plan de vie. Comment j’allais enchaîner les petits boulots pour éviter d’être à la maison. Comment je devais préparer de quoi remplir mon CV pour travailler au plus vite et quitter ce cauchemar aussi vite que possible. Comment on prétendrait être ensemble pour que je puisse dormir avec lui chez moi, ou pour que je puisse passer la nuit chez lui.
C’est grâce à Ben que je me suis endurcie, que j’ai pu encaisser toutes les années d’abus qui ont suivi. Et ce code “MUSE” que nous utilisions lorsque les pensées sombres revenaient.
Aujourd’hui, mes doigts tremblent au-dessus du clavier. C’est comme si chacun d’eux portait le poids d’un siècle, comme si taper un mot pouvait me fissurer encore un peu plus. Alors je tape ce mot que je pensais ne jamais plus utiliser, tremblant si fort que je dois m’y reprendre à trois fois. Pas un point, pas un emoji. Juste ce mot, lâché comme une bouteille à la mer, comme un dernier fil tendu à travers l’espace et les années.
Le message part et l’écran redevient noir. Je range le téléphone et, d’un coup, la ville me paraît immense et hostile, comme une mer agitée dans laquelle je flotte sans rame. Les minutes qui suivent se dilatent, elles ont une texture visqueuse. Les larmes sont là, mais coincées, elles refusent de descendre ; la colère est là aussi, mais atone, figée sous la peau.
Quarante minutes passent. J’entends mon propre cœur cogner contre mes côtes, comme un rappel que je n’ai pas encore disparu. Et puis enfin, l’écran s’allume.
Ben : Je suis en réunion. Je sors dans dix minutes et je t’appelle. Quoiqu’il se passe, rappelle-toi que tu es forte. Tu as survécu à pire. Tiens le coup. Je t’aime.
Je lis, relis, relis encore, comme pour me persuader que ces mots sont réels, que lui existe, que le fil n’est pas rompu. Mes doigts tapent tout seuls :
Moi : Je peux venir chez toi ce soir ?
Le message part. Le silence retombe. J’ai soudain l’impression d’être une silhouette creuse posée sur ce banc, entre les voitures qui passent et les conversations qui éclatent en grec tout autour. Je me recroqueville sur mon banc, comme une enfant, et je n’ai plus qu’à attendre son appel. Et tenir. Encore un peu.
J’ai survécu à pire. J’ai survécu à pire. J’ai survécu à pire…
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