Chapitre 33 - Partie 3
Les minutes s'écoulent comme un sable épais tandis que je me répète ce mantra. Je ne cligne presque plus des yeux, la peur menace de m'engloutir à chaque seconde. Celle qu'il m'oublie, qu'il ne rappelle pas, mais aussi et surtout que dans ce laps de temps, quelque chose en moi cède et que je fasse un geste irréversible. J’ai le téléphone serré si fort dans ma main que mes doigts blanchissent. Je fixe l’écran comme on fixe un cœur artificiel branché à une machine : s’il s’éteint, je m’éteins avec lui.
Et puis soudain, le téléphone vibre, l’écran s’allume, la sonnerie fend l’air. Je cligne enfin des yeux, une fois, deux fois, me ramenant à la réalité. Mes doigts tremblent si fort que je manque de raccrocher par erreur. Sa voix fuse, inquiète, déjà en ordre de bataille :
- Maud ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ma gorge se serre. Aucun son ne sort.
- Tu es avec Zed ? Il sait que t’es pas bien ?
- Oui… C’est lui qui… Et moi… Je… Je…
Mes phrases s’éteignent avant de se former. À l’autre bout, un souffle, bref, appuyé, presque un grognement, puis sa voix change, devient dure, coupante comme un couteau :
- Qu’est-ce qu’il a fait ?
- Il… Il… Merde, putain merde… Je… Je peux pas… Si je dis… je vais marcher droit vers la mer…
- Okay, okay… Pas besoin d’en parler maintenant. Mais tu restes avec moi. Respire. Tu es où ?
- Je sais pas… Une place… y a de l’eau… des voitures…
Ma voix est à peine un murmure, happée par le bruit des vagues au loin, les moteurs qui vrombissent autour de moi.
- Écoute-moi, Maud. Tu as tes affaires avec toi ?
- Oui. J’ai mes papiers. J’ai ma valise.
- Bien. Alors voilà ce qu’on va faire. Tu vas prendre un bus, un taxi, peu importe. Tu vas à l’aéroport. Tu as de quoi prendre un billet retour ? Je t’envoie de l’argent si t’as besoin.
- Je peux le payer, oui.
- Parfait. Alors, tu prends le premier avion pour Paris, Marseille… On s’en fiche. Dès que t’as ton billet, tu m’envoies la destination. Je viendrai te chercher. Je te promets. Même si je dois faire six heures de route, même si je dois traverser la France entière. Tu m’entends ?
Je hoche la tête, même s’il ne me voit pas, écrasant le téléphone contre mon oreille contre mon oreille, comme si je pouvais m’y réfugier.
- Je… J’y arriverai pas…
- Si. Tu peux. Et tu vas le faire. Parce que je t’attends.
Sa voix descend d’un ton, devient presque une caresse.
- Est-ce que tu veux que je reste en ligne ? Jusqu’à ce que tu sois à l’aéroport ? Ou même dans l’avion ?
Quelque chose se fissure dans ma poitrine, un barrage invisible qui cède d’un coup.
Je sens ma respiration se rompre, ma gorge brûler, et les larmes jaillirent sans que je puisse les retenir. Elles me coupent le souffle. Mon corps entier se plie, secoué de spasmes. Je me couvre la bouche pour ne pas hurler dans le téléphone, mais un son s’échappe malgré moi, étranglé, animal.
- Ben… je veux que tu sois là…
- Je sais. Ne pleure pas. Je suis là…
- Non ! Je veux que tu sois là maintenant !
Je ne crie pas, je m’étouffe presque. Ma voix est celle d’une enfant perdue, brute, sans pudeur.
- On sera ensemble très vite ! Tu vas monter dans l’avion, et je viendrai te chercher. Je serai là dès que tu poseras le pied au sol. Et après, on passera la nuit à pleurer, à crier, à faire ce que tu veux, liste-t-il. Mais ne craque pas maintenant, d’accord ? Je suis là. Je ne raccroche pas. Ne me lâche pas non plus.
- Okay…
Je fais ce qu’il dit. Je me redresse, mes jambes comme du coton, avec l’impression d’avoir cinq ans dans une ville immense. La voix de Ben dans l’oreille, comme une main dans mon dos, me maintient tant bien que mal sur cette corde tendue au-dessus d’un vide plus que séduisant.
Je trouve un taxi près du port, le souffle court, les doigts tremblants.
- Airport.
C’est tout ce que j’arrive à dire. Le chauffeur hoche la tête, range ma valise dans le coffre, et démarre sans un mot. Ben est toujours là, à l’autre bout du combiné. En fond, j’entends le clic léger d’une souris, le froissement d’une feuille et la culpabilité monte.
- Tu devrais bosser, Ben. Je suis désolée.
- Je bosse. T’inquiète pas. J’ai deux mains, deux oreilles.
- Tu dis ça pour me rassurer.
- Peut-être. Mais si c’est vrai, alors ce n’est pas que pour te rassurer.
Je souris malgré moi, un sourire tremblant.
- Merci…
- Pas besoin de me remercier. Tu m’as appelé, je suis là. C’est tout.
Le moteur ronronne. La mer s’éloigne. Il ne parle pas sans arrêt, il me laisse des silences — pas des vides, des respirations. Après une vingtaine de minutes à observer l’horizon et à écouter les petits bruits du quotidien de Ben par téléphone interposé, le taxi ralentit. Je paie le trajet au chauffeur, sans même chercher à récupérer la monnaie. Dehors, tout semble trop grand, trop clair.
- J’y suis, je croasse.
- Okay. Maintenant, tu prends ton billet et tu me dis où je dois venir te récupérer, d’accord ?
- D’accord.
Sa voix se fait plus douce.
- Ça va aller, Maud ? Respire à fond et vas-y.
Je le fais. Un souffle hésitant, hachuré, mais qui me donne la force d’avancer. Une preuve que je tiens encore debout.
Il le faut, au moins jusqu’à ce soir.
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