Chapitre 34 - Partie 1
Je ne me souviens pas vraiment du vol. À peine du décollage, du moment où la poussée m’a clouée contre le siège, ni même de l’atterrissage. Tout s’est confondu dans un long bourdonnement blanc. Les heures ont coulé sans bruit, comme si le monde avait été mis sur pause. J’ai gardé le téléphone serré dans ma main presque tout le trajet, comme un talisman, même après que l’équipage m’a demandé de le couper. J’ai obéi, mais mes doigts refusaient de le lâcher.
Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas pensé non plus. Je suis juste restée là, droite, les yeux ouverts sur le hublot, à regarder les nuages défiler sans réussir à me convaincre que je revenais vraiment.
C’est au moment où j’aperçois la crinière flamboyante de Ben, dans le hall des arrivées, que je réalise que c’est fini, que je suis rentrée. Appuyé contre une barrière, les mains dans les poches, son regard scanne la foule. Dès qu’il me repère, il fonce vers moi, ses épaules crispées m’indiquant qu’il se retient de courir.
Sans un mot, il me prend dans ses bras. Pas un de ces câlins maladroits, ni ces embrassades pour la forme qui se multiplient autour de nous. Je ne trouve pas la force de lui rendre son étreinte. Pas encore.
Le trajet jusque chez lui se fait dans un silence presque total. Seul le moteur ronronne, régulier, presque rassurant, et le tic-tac intermittent des essuie-glaces vient ponctuer la nuit comme un métronome.
Ben conduit, pendant plus d’une heure, sans se presser, sans poser de questions, du moins pas à voix haute. Ses phalanges blanchies, son front plissé révèlent qu’il est déjà en train de visualiser les étapes à venir - le mutisme, les larmes, la violence, le sabotage et enfin seulement l’apaisement - et comment il va gérer ou contrecarrer chacune de ces phases.
Je sais, comme lui, que ça va se passer comme ça. C’est toujours la même séquence. Je la reconnais avant même qu’elle commence — comme un compte à rebours sous ma peau. Je suis une cocotte-minute sous pression, prête à exploser au moindre geste. J’aimerais pouvoir couper le feu, desserrer le couvercle, mais je n’ai jamais su faire ça. Chez moi, tout déborde. La moindre émotion devient une déflagration, et quand elle est négative, je ne lutte même plus. Je laisse l’explosion m’éparpiller, jusqu’à ce que l’énergie retombe et que je réintègre mon corps.
Dès que la porte est franchie, la soupape lâche. Je m’effondre littéralement sur le sol, incapable de rester debout. Mon corps tout entier tremble sous le poids de la fatigue, de la peur, de la colère et de la douleur accumulées. Ben laisse tomber ma valise, m’enveloppe dans ses bras, chaque geste posé, doux, mesuré, comme s’il savait exactement combien de soin il fallait pour ne pas me briser davantage.
Il me redresse, me guide vers le canapé, m’y fait asseoir avec une douceur quasi professionnelle, puis disparaît quelques secondes. Il revient avec une couverture douce qu’il me dépose sur les épaules, mais se décale presque aussitôt, bien trop conscient de l’ouragan à venir.
J’attrape un coussin, hurle dedans, mais ce n’est pas assez, je me lève, jette ma couverture sur le sol, m’installe à genoux sur le canapé et je frappe l’assise, encore et encore. Tout est incontrôlable, brutal, presque animal.
Après un ou deux crochets, Ben intervient avec la même précision qu’un sauveteur. D’un bras il me remet sur mes pieds et m’immobilise juste assez pour que je ne puisse plus cogner dans le coussin. Je me débats un instant, réflexe animal, mais il sait ce qu’il fait. Sa prise n’est pas brutale — elle est ferme, déterminée. Précise, comme un vieux réflexe, répété trop de fois pour être oublié.
Il me libère tout à coup, ses yeux plantés dans les miens :
- Si tu veux frapper, frappe-moi.
L’offre est tentante, j’ai trop d’énergie à évacuer, trop de haine à dépenser, mais jamais je ne le ferai. J’ai toujours été la cible de mes crises de violence. C’est moi que je veux blesser, pas les autres. L’idée même me brise un peu plus le cœur. À l’instinct, je serre mes bras contre moi, mes doigts s’enfonçant dans mes épaules comme des griffes, dans une tentative désespérée de me faire mal pour contenir le tumulte intérieur. Ben intervient à nouveau, m’obligeant à lâcher prise en pressant mes doigts entre les siens.
- Redescends, Maud. Respire avec moi. Inspire par le nez. Souffle par la bouche.
Sa voix n’explique rien, elle ordonne avec une tendresse sans pitié. Je finis par caler ma respiration sur la sienne, comme si on réglait un instrument d’horlogerie. La violence n’a pas disparu, mais elle perd de son ardeur quand elle doit composer avec la cadence régulière de son souffle.
Et avant que je comprenne, mes bras tombent et je me jette contre lui. Je m’écrase littéralement contre sa poitrine, mes doigts agrippent son t‑shirt comme si je voulais le déchirer et le retenir en même temps.
- Je suis désolée… Tu devrais pas rester… Je sers à rien à part gâcher la vie des autres. Je comprends pas pourquoi tu continues à t’acharner avec quelqu’un comme moi. T’as mieux à faire de ta soirée que de me ramasser à la petite cuillère… Tout le monde a mieux à faire. La vie de tout le monde serait mieux sans moi… J’en ai marre d’être aussi pathétique, faible, lâche, inutile…
Les mots sortent en vrac, à moitié sanglotés, à moitié chuchotés contre son épaule. Il ne répond pas, se contente d’abord de me serrer un peu plus fort. Sa main lisse mes cheveux, comme on apaise un enfant en plein cauchemar.
- Tu n’es rien de tout ça. Et c’est pour ça que je suis là.
C’est tout. Et ça me fait plus mal que mes propres mots, parce que je sais que ce à quoi je ressemble là, tout de suite, et ce que lui voit ne concordent pas. Alors je continue à le serrer tout en crachant mes mots. Les minutes passent, ma voix se casse peu à peu, mes mains retombent, et mes larmes s’épuisent. Je suis vidée.
Je peux enfin parler de ce qui s’est passé.
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