Chapitre 34 - Partie 2

7 minutes de lecture

Ben le sent et s’éloigne, juste assez pour ramasser la couverture à l’autre bout du salon. Il me la passe à nouveau autour des épaules, me réinstalle sur le canapé, puis disparaît dans la cuisine.

L’eau coule, la bouilloire s’enclenche. Le cliquetis familier du métal me rassure plus que n’importe quelle parole. Quand il revient, il pose un mug devant moi, encore fumant.

On reste là un moment, à écouter le temps passer. Puis il s’assoit à côté de moi, sans un mot. L’odeur du tissu, mêlée à celle du thé qu’il a posé sur la table basse, me donne presque envie de pleurer à nouveau.

  • Je me suis trompée sur toute la ligne. Je pensais vraiment que… que c’était réel. Mais en fait c’est ma faute. J’ai vu ce que je voulais voir et il en a joué. Tout ce que j’ai pris pour de la pudeur ou de la peur de s’exposer… c’était juste du calcul. Je croyais qu’il se protégeait, qu’il avait peur du regard des autres. Mais non. Il se cachait juste pour ne pas se trahir.

Ben ne dit rien. Sa main vient se poser entre mes omoplates, lourde et chaude, un point fixe dans le chaos. Il frotte, comme pour me frictionner. Le tissu de mon t-shirt accroche un peu, ça me ramène au présent, me retient de replonger.

  • Qu’est-ce qui s’est passé concrètement ?

Je fixe le mug fumant, incapable de boire.

  • Je me suis rapprochée de son patron… un ami aussi, bref. Il m’a invitée à sa soirée d’anniversaire. C’est là que Zed a vrillé. Il m’a dit que tout ça, c’était un jeu pour lui. Qu’il voulait juste me mettre dans son lit et que le fait que je devienne proche de quelqu’un de son entourage, ça poussait la comédie trop loin.

Son regard passe au-dessus de moi, se perd dans le vide, avant de revenir. Je lis dans ses yeux : je le savais, je lui avais dit, j’avais raison.

  • Dis-le, je marmonne.
  • Quoi ?
  • Ce que tu penses, là, tout de suite.

Il inspire longuement, ses épaules montent, descendent.

  • Tu iras mieux si je le dis ? demande-t-il, sans colère.

Je secoue la tête.

  • Non. Vraiment pas.

Un mince sourire étire le coin de ses lèvres, triste.

  • C’est pour ça que je le dis pas.

Je baisse les yeux. Le tic-tac de l’horloge revient, obstiné. Mon cœur s’aligne dessus, un battement sur deux, irrégulier.

  • Il a fait tout ça parce que je ne mérite pas Nate. L’objectif, c’était de nous séparer.
  • Wow…, souffle Ben. C’est vraiment tordu.
  • Et réussi surtout. Je vois pas comment je pourrais retourner vers Nate.
  • Tu veux retourner avec Nate ?

Sa question me prend de court. Je relève la tête vers lui. Ses yeux ne me lâchent pas.

  • Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? je couine.
  • Ce que tu veux.

La lumière tamisée du salon accroche son regard — fixe, calme, mais impitoyable. Je cherche dans ses yeux la réponse à ma question, celle qu’il ne m’a pas donnée et qu’il ne me donnera pas. Il se contente d’ouvrir les bras, sans se presser, comme s’il me laissait le choix. J’hésite une seconde avant de me laisser tomber contre lui. Sa main vient se poser sur ma nuque, son pouce glissant dans mes cheveux.

  • Qu’est-ce que tu veux faire, là, maintenant ? demande-t-il.
  • Honnêtement ? Boire, je ronchonne contre sa poitrine.

Je sens son souffle se bloquer puis repartir, comme un rire retenu.

  • Quand tu dis boire… ?
  • De l’alcool, oui. Je veux me bourrer la gueule, si tu préfères. En Grèce… j’ai bu, une fois. Beaucoup, je glousse, sans joie, malgré moi. J’avais cette impression… de flotter. C’était… sympa.

Ben retient un sourire.

  • Maud qui boit… J’aurai tout vu.

Il m’écarte avec délicatesse et se lève. Il revient avec une bouteille, du sel, du citron et deux verres de shots.

  • On t’a appris les tequ-paf ? Non, apparemment, conclut-il devant mon air confus. Tu mets du sel sur ta main, tu lèches, tu bois le shot, puis tu mords dans le citron.
  • Je suis pas convaincue, je grimace.
  • Si tu veux être saoule, c’est un moyen rapide et efficace.

Je regarde son sourire angélique s’étirer jusqu’à ses yeux : pour lui c’est un rêve devenu réalité. Quand il était en école de commerce, il m’a traînée dans de nombreuses soirées étudiantes dans l’espoir de me sortir de ma coquille. Il a juste obtenu un SAM loyal et beaucoup d’éclats de rire.

Il verse le premier shot, me montre le geste avec le sérieux d’un professeur. Quand le verre claque contre la table, un petit silence retombe. Ben m’observe, un peu amusé, un peu inquiet. Il a ce regard d’analyste qu’il a toujours eu, celui qui décompose tout en équations.

Je l’imite, maladroite, en retenant un rire nerveux. Le premier verre me pique les lèvres, me brûle la gorge, m’arrache la langue. Le sel, l’alcool, le citron… C’est bien moins agréable à boire que les shots sucrés avec Jona, mais je continue avec un objectif clair en tête : me sentir aussi légère et forte que ce soir-là. Mais la légèreté ne vient pas. Le goût âcre me colle à la langue, l’alcool chauffe plus qu’il ne libère. Les shots s’enchaînent sans m’accorder la libération escomptée. Ma tête bourdonne, mon corps devient lourd, flou. J’essaie de rire, de parler, mais les mots s’emmêlent.

Ben garde le même calme, ramasse les verres, replace la bouteille hors de portée. Il me jette un regard où je lis autant d’inquiétude que de résignation.

  • Je suis un vrai désastre, je rumine après je ne sais quelle dose de tequila.

Il secoue la tête, mais je ne le laisse pas parler.

  • Non, c’est vrai. J’ai tout gâché, avec la seule personne qui voulait de moi. Pourquoi je fais ça ? Je m’accroche, je détruis, je recommence.

Ben fronce les sourcils, ses doigts tapotant légèrement sur le bois de la table basse. Toujours méthodique, calculateur, comme au boulot, quand il analyse des chiffres.

  • Okay, stop, assène-t-il. J’aurais dû me douter que c’était pas une bonne idée.

Il se lève, attrape la bouteille et la pousse hors de portée avant de disparaître dans la cuisine. Le bruit du robinet me semble assourdissant. Quand il revient, il a un grand verre d’eau et un paquet de biscuits dans les mains.

  • Bois. Mange un peu.

Sa réaction me rappelle celle que j’ai eu la veille avec Zed. Je secoue la tête.

  • J’ai pas faim.
  • Je t’ai pas demandé si tu avais faim, tranche-t-il. Je t’ai dit de boire et de manger.

Il me tend le verre, sa main restant suspendue dans le vide, attendant que je le prenne. L’eau a un goût de métal, mais ça m’ancre un peu.

  • Viens, on va te coucher.

Je secoue de nouveau la tête, les larmes brouillant ma vue.

  • À quoi bon ? J’ai tout foutu en l’air. Ma vie, mes relations, tout. Même avant Nate, c’était déjà mort. J’ai jamais rien su faire d’autre que tout gâcher. J’suis bonne qu’à ça : être utilisée et faire mal aux autres.

Il m’aide à me lever, comme si j’étais en porcelaine. Sa main glisse dans mon dos pour me guider vers sa chambre.

  • Tu dis n’importe quoi, murmure-t-il.
  • Non. C’est la seule chose vraie, ça. Je suis une erreur ambulante. Nate ne voudra jamais me revoir.

Il vide les poches de mon pantalon, repousse la couette, m’allonge toute habillée et referme la couverture sur moi. Je me recroqueville dans le lit, cherchant à me fondre avec le matelas. Il soupire, s’agenouille à mon chevet et me caresse la tempe du bout des doigts.

Il dépose un baiser dans mes cheveux, qui me rappelle à nouveau Zed, je ferme les yeux un peu plus fort. Il se relève, et puis je l’entends parler, calme mais ferme.

  • Nate ? C’est Ben, le meilleur ami de Maud. [...] Elle est chez moi, là. Non. Elle va pas bien. Du tout.

Je me redresse, la tête lourde, les yeux brouillés. Il est dos à moi, mon téléphone collé à l’oreille.

  • Je me suis dit qu’il fallait que je t’appelle. Elle pense que tu ne veux pas qu’elle rentre. [...] Non, c’est pas une bonne idée. Elle est bourrée. [...] Oui, bourrée. Et pas bien. [...] C’est pas à moi de t’expliquer ça. Je te la ramènerai demain, ok ? [...] Parfait. Désolé de l’appel en pleine nuit. [...] Bien sûr. Promis.

Il raccroche, pose le téléphone sur le plan de travail, puis revient s’asseoir à côté de moi.

  • Désolé d’avoir utilisé ton téléphone comme ça. Il a décroché à la première sonnerie, cela dit. Il n’a pas l’air bien non plus.

Je baisse les yeux, toujours en pleurant sous ma couverture.

Bien sûr qu’il ne va pas bien. Et c’est entièrement ma faute.

  • Il t’aime, souffle-t-il. Dès que j’ai dit que tu n’allais pas bien, il m’a dit “J’arrive.”, alors qu’il ne connait même pas mon adresse. Ça va bien se passer.

Je ferme les yeux, trop fatiguée pour répondre. Les larmes reviennent, mais elles n’ont plus la même violence. Elles coulent à travers mes paupières closes, imprégnant les draps. Ben se glisse tout habillé à côté de moi, comme on le faisait enfants. Il reste là, sans un mot, sa main retrouvant ma nuque. Je finis par m’endormir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire YumiZi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0