Chapitre 34 - Partie 4
On reste là encore un moment, suspendus dans une sorte de calme tiède, jusqu’à ce que Ben finisse par se redresser :
- Bon allez ! Je vais sous la douche et je file.
Il avale une dernière gorgée de café, étire les épaules et ajoute, d’un ton plus doux :
- Je te laisse à l’appart et je te dépose chez toi ce soir, ça te va ?
L’image de Nate traverse mon esprit comme une lame fine, juste assez pour serrer ma gorge, et j'acquiesce en silence. Je lis dans les yeux de Ben qu’il a senti mon malaise, mais il ne commente pas, ne pousse pas, et c’est un soulagement — mince, mais concret.
Quand la porte de la salle de bain se referme derrière lui, le silence se déploie, lourd et enveloppant, traversé seulement par le bruissement régulier de l’eau contre le carrelage. Je reste immobile quelques secondes, puis je me traîne jusqu’au salon. L’air a encore ce parfum de café tiède et de linge propre, une odeur de quotidien stable, presque rassurante. J’attrape mon ordinateur au fond du sac, le pose sur la table basse et l’allume. Les touches sont froides sous mes doigts, et ce simple contact me donne la sensation d’exister à nouveau, d’avoir un rôle à jouer, même minuscule. Travailler est peut-être la seule chose que je peux encore contrôler — un geste mécanique, comme respirer.
Je me force à ouvrir mes dossiers, à lire quelques lignes, à répondre à des mails, en essayant de paraître aussi enthousiaste que d’habitude. Chaque clic résonne dans la pièce, ponctué par le bruit de l’eau qui s’écrase derrière la porte de la salle de bain. Ce son régulier m’ancre.
Je jette un œil aux messages de Théo : un nouveau projet, une sorte d’“IA pour les nuls” version enfants. Une idée lumineuse, joyeuse, étrangère à tout ce que je ressens, mais assez intrigante pour me tirer un demi-sourire. Il me reste, bien entendu, le roman historique à boucler et une nouvelle commande de Damien.
C’est déroutant de constater que le monde réel continue de tourner quand le vôtre s’est désintégré.
Ben reparaît tout à coup, tiré à quatre épingles : costume bleu roi, chemise immaculée, montre sobre mais élégante. Chaque pli est à sa place, chaque geste calculé — jusque dans la façon dont il ajuste sa manche avant d’attraper sa veste.
- Wow. Tu sors le grand jeu comme ça à chaque fois ?
Il hausse un sourcil sans relever la taquinerie.
- J’essaie juste de ne pas faire honte à ma boîte. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir travailler en chaussettes sur son canapé. Ou le mien, en l'occurrence. Bref, je devrais rentrer vers 18h, ajoute-t-il en regardant sa montre. Fais comme chez toi pour ce midi. Juste, ne déclenche pas d’incendie… “Feu follet”.
- Oh ! C’est arrivé une fois !
- Et mon père pleure toujours la disparition de sa friteuse…
- Bon, allez, file, Marble-man. Je te promets de rien faire brûler en ton absence.
Il étouffe un rire face à son propre surnom, attrape ses clés et son attaché case avant de se pencher vers moi. Son parfum m’enveloppe, un mélange de café et de forêt, chaud, sec et réconfortant.
- Essaie aussi de te reposer. Le travail n’efface pas tout.
- Je sais.
- Et si tu as besoin, je reste disponible.
- Merci.
Nous échangeons une bise, il me lance un dernier regard sur le pas de la porte, puis referme derrière lui. Le bruit du loquet résonne un instant, puis le silence retombe, dense, total. Je reste un moment à fixer la poignée, à écouter le vide. L’appartement paraît soudain trop grand, trop propre, trop plein de vie qui ne m’appartient pas.
Je soupire, repousse mes cheveux en arrière, tente de me raccrocher à la réalité bleutée de l’écran. J’ouvre enfin le texte de Damien, prête à gérer la déflagration émotionnelle que ses lignes provoquent sans faillir.
J’ai dû m’éloigner d’une personne que j’aimais. Ça me fait encore mal parfois, mais c'était pour le mieux : parfois, il faut souffrir pour faire du bien.
Elle s'est mise à me détester du jour au lendemain. Sans raison.
C'est terrible de savoir qu'une personne peut à ce point bouleverser votre vie. Un instant tout va bien, et celui d’après tout bascule, laissant ce frisson, cette impression que quelque chose cloche, qu'une partie de la vérité reste hors de portée.
Une boule me remonte dans la gorge avant même que j’aie terminé la première lecture. Ces mots, si simples, résonnent en moi avec une justesse insupportable.
Depuis hier, j’essaie de comprendre ce qui s’est passé, de mettre un sens sur l’absurde. Et voilà qu’un inconnu, quelque part, a trouvé les mots que moi je cherchais en vain. Il a su dire ce que je ressens mieux que je ne pourrais le formuler : cette impression que le sol s’ouvre sous tes pieds sans prévenir, que tout ce que tu croyais stable se délite sans bruit.
C’est presque ridicule, cette sensation d’être comprise par quelqu’un que je ne connais même pas, comme si Damien avait plongé les mains dans le chaos que je traîne pour en sortir une phrase claire, simple, évidente.
Je reste un moment figée, les yeux sur l’écran, à écouter le silence se densifier autour de moi. Ce n’est plus la tempête d’hier, le chaos, les sanglots incontrôlés, c’est autre chose, plus lent, plus froid, comme du givre qui s’infiltre sous la peau, qui s’installe sans qu’on s’en rende compte. Les larmes viennent d’elles-mêmes, paisibles, presque dociles. Elles ne libèrent rien : elles coulent, simplement, comme si elles avaient leur propre raison d’être.
Quand elles finissent par se tarir, je sens un espace se creuser dans ma poitrine, un vide lucide. Une pensée prend forme, claire, implacable : non, Zed ne s’est pas mis à me détester du jour au lendemain.
Je l’ai cru, oui, mais la vérité, c’est qu’il a juste cessé de faire semblant. Il portait déjà cette haine en lui, tapie derrière ses sourires et ses gestes mesurés et il a lâché sa vérité comme on jette un poids trop longtemps porté, sans trembler, sans remords.
Je repense à ses mots, à son calme quand il m’a avoué tout ça. Il ne cherchait même pas à me blesser, ne tirait aucun plaisir de ma détresse. C’était pire : il constatait, comme un médecin qui annonce un diagnostic déjà scellé. Je crois que c’est ça, le plus dur : pas la trahison, pas même la honte, mais la certitude qu’il n’a ressenti ni remords, ni colère, ni soulagement. Rien. Juste ce vide tranquille d’un homme qui a fini son rôle et passe au suivant.
J’ai beau tourner tout ça dans ma tête, assembler les pièces, chercher un fil qui relie le tout, il me manque toujours quelque chose. Une clé, une cohérence. Peut-être qu’il n’y en a pas. Peut-être qu’il n’y en a jamais eu.
Et pourtant, une pensée finit par s’imposer, discrète d’abord, puis de plus en plus évidente : Zed n’a jamais aimé personne — pas même lui. Il porte en lui une solitude trop vaste, trop ancienne, une faille qu’il s’échine à dissimuler derrière ses mots précis, son assurance, ses silences pleins de contrôle. Peut-être qu’il ne supporte pas que d’autres y échappent, que quelqu’un puisse exister hors de cette désolation tranquille qui l’habite.
C’est peut-être ça, le cœur du problème : il cherchait plus que ma chute. Il repousse, détruit les autres pour que tout le monde autour de lui soit à son image : seul, froid, éteint.
Je ne lui donnerai pas ce plaisir. J’ai affronté pire que lui et je me suis relevée, je ne me laisserai pas abattre comme ça. Moi aussi je sais jouer la comédie — depuis beaucoup plus longtemps et bien mieux que lui.
Ce soir, je répare ce qu’il a facturé.

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