Chapitre 35 - Partie 1
Ma traduction du jour achevée, je l’envoie à Théo avec une petite note :
Moi : Hello, j’ai terminé pour la commande du jour. Dis-moi, on n’a vraiment aucune info sur Damien ? Dans le contrat ou sur les paiements ?
Théo : Nope. Tout passe par sa SAS avec son nom d’artiste “Damien Foudoudy”.
Moi : Mince.
Théo : Y a un souci ?
Moi : Non… C’est juste que parfois j’ai l’impression qu’il écrit des textes qui me parlent un peu trop.
Théo : Ah mais ça me fait pareil, je te rassure. ;) C’est ça, la force de l’artiste ! Haha Oula et attends ! Je viens de voir mais on a une clause de confidentialité béton. On n’a même pas le droit de chercher à remonter les flux ou quoi pour connaître son identité…
Moi : Oh wow. C’est un peu extrème, non ?
Théo : Pas tant que ça… C’est une star ce mec. Il a explosé en quelques mois… Des millions de vues, des millions de fans… T’imagine le bordel pour sa vie si son vrai nom fuite ?
Moi : Mouais… Pas faux.
Je reste un moment à fixer la fenêtre de conversation, le curseur qui clignote comme un battement de cœur nerveux. Je comprends sa volonté de dissimuler son identité, pas pour les mêmes raisons, mais je le comprends.
Quand j’ai changé de nom, j’ai prétendu que c’était à cause des moqueries — plus simple à expliquer, plus rapide dans l’exécution —, personne n’a cherché plus loin. L’administration a validé, les papiers ont suivi, et “Maud” est apparue comme on efface une erreur d’impression.
Damien, lui, joue avec son anonymat comme avec un costume de scène. Je pense que c’est ça qui me dérange dans ce comportement : il s’invente une ombre, un faux nom, une voix derrière le rideau, comme s’il ne mesurait pas la violence qu’il y a là-dedans.
Disparaître, ce n’est pas romantique : c’est un arrachement silencieux, une mutilation dont on ne parle pas, une plaie qui ne guérira jamais. C’est apprendre à mentir, tout le temps, même à ceux qu’on aime. C’est faire semblant de ne pas réagir quand quelqu’un prononce ton ancien prénom, comme si ce mot n’avait jamais eu de poids.
Je ferme la fenêtre de conversation et reste un moment à fixer mon reflet sur l’écran noir : un visage tiré, des cernes creusées, une mèche rebelle qui s’obstine à tomber devant mes yeux. Tout en moi semble engourdi. J’ai besoin de me délier, de bouger, de faire taire le bourdonnement dans ma tête.
Je fouille dans ma valise et retrouve ma tenue de sport. Je pousse la table basse, déroule une serviette de bain sur le sol pour improviser un tapis, et je lance une playlist au hasard. Pendant près d’une heure, je m’abandonne au mouvement. Les bras, les jambes, la respiration — tout devient mécanique, régulier, maîtrisé. Plus de pensées, plus de visages. Juste le bruit du sang qui pulse dans mes tempes, la sueur qui perle, la fatigue qui remplace tout le reste.
La douche qui suit est brûlante, presque trop, mais je laisse l’eau couler longtemps, jusqu’à sentir mes muscles se délier. La vapeur remplit la pièce, brouille le miroir, me rend floue à moi-même.
Quand j’en ressors, j’enfile un pull propre et un short, puis je vais jusqu’à la cuisine. Le frigo est plein de ce que Ben appelle ses “basics de survie” : œufs, pâtes, quelques légumes, un reste de saumon fumé. Des produits de base, des plats tout préparés, aucune trace d’une vraie envie de cuisiner.
Ben n’a jamais été un grand cuisinier. C’est sûrement pour ça que je pensais la même chose de Zed...
À peine cette pensée effleure-t-elle mon esprit qu’un millier d’échardes se fichent dans mon cœur, comme si une seconde présence au fond de moi, me rappelait que je ne peux pas fuir la peine, que certaines pages ne se tournent jamais.
Je secoue la tête, chasse l’écho de son nom, et me prépare de simples œufs au plat avec des pâtes. L’odeur se répand, fade mais familière, puis je mange, sans hâte, sans joie, juste pour recharger les batteries.
J’ai toujours vécu entourée — chez mes parents, en colocation, en couple. La solitude a une saveur étrange, presque inquiétante. Mon téléphone se met soudain à vibrer sur la table, me faisant sursauter.
Ben : Je n’ai pas de tes nouvelles… Tout va bien ?
Je souris malgré moi, prends une photo de mon assiette à moitié vide et lui réponds :
J’ai pas pris de risque inutile. Ta cuisine va bien.
Ben : C’était pas le but de ma question.
Ça va. Je vais ranger tout ça et bouquiner en attendant ton retour. ;)
Ben : OK.
Dans ces deux lettres, je devine qu’il n’est pas dupe, comme s’il entendait, lui aussi, cette voix qui me chuchote, de plus en plus fort, que je ne fais que retarder l’évidence, derrière un masque. Comme Zed.
Je me gifle et me mords l’intérieur de la joue. Ça ne va pas, mais il faut que ça aille, que je fasse taire le négatif, je dois avancer, ne garder que la lumière, comme je l’ai toujours fait.
Je finis mon repas, lave ma vaisselle et retourne m'asseoir sur le canapé. Je me plonge aussitôt dans mon roman. L’héroïne vient d’arriver dans un nouveau territoire, où tout repose sur la gravité des choix, la mémoire, les liens, diamétralement opposé à celui qu’elle a quitté, où régnaient l’instinct, l’élan et la légèreté. Je sens mon cœur battre au rythme du sien, ressentant dans cette divergence l’étrange résonance de mes propres combats internes : l’ordre et le contrôle d’un côté, la liberté et le chaos de l’autre.
Très vite, les pages m’absorbent, les mots m'enveloppent, me coupent du monde et du temps, dissipant cette voix intérieure, perspicace, un peu trop insistante — et terrifiante.
Un cliquetis métallique me tire de ma bulle : la clé tourne dans la serrure. Je lève les yeux, interdite, et réalise que les heures ont filé comme de l’eau entre mes doigts. Ben entre, trempé, les cheveux collés sur le front. Il laisse tomber son sac dans l’entrée et me jette un regard soulagé.
- Je vais me changer, explique-t-il, et me sécher aussi. J’arrive tout de suite.
Il disparaît quelques instants puis revient vêtu d’un jean et d’un polo vert émeraude — moins guindé mais toujours élégant.
Il s'assoit près de moi, un silence s’installe, tranquille.
- Comment tu te sens ? demande-t-il.
Je referme mon livre, garde un doigt entre les pages.
- Ça va.
Il hoche la tête, avec une moue pensive, comme s’il savait que ce n’était pas tout à fait vrai. Je sens qu’il hésite, qu’il cherche ses mots. Ses yeux se posent sur mon sac, sur le vide-poche de l’entrée, sur ses pieds, puis reviennent à moi.
- Tu es sûre de vouloir rentrer ? De retourner avec Nate ?
Je reste un instant sans voix.
- Oui, bien sûr. C’est… c’est normal, non ?
- Ce n’est pas ce que je te demande, réplique-t-il en se penchant davantage vers moi. Qu’est-ce que tu veux faire ?
Son ton est calme, pas accusateur. Trop doux, même, ce qui rend la question encore plus déstabilisante. Je déglutis, mon instinct me pousse à fuir cette conversation.
- Il faut que je rentre. Après tout ça… J’ai besoin de stabilité.
- De stabilité, oui. Ça ne veut pas dire “lui”.
Juste avec cette phrase, cette petite voix traîtresse revient, me souffle qu’être mal accompagnée c’est une autre forme de solitude. Je baisse les yeux, trop lâche pour affronter son regard en plus de ma bataille intérieure.
- J’ai besoin de retrouver mes repères, c’est tout, je murmure.
Tes repères ou ton attache ?
Nous restons un moment sans rien dire, le silence uniquement brisé par la pluie qui tambourine contre les carreaux, furieuse, insistante, écho du tumulte en moi. J’entends aussi le souffle de Ben lorsqu’il s’apprête à prendre la parole, puis se ravise. Il finit par poser une main dans mon dos, son pouce allant et venant dans le creux de mon cou.
- Ok, soupire-t-il. On y va quand tu veux.
Je reste immobile, mon corps refusant d’obéir l’espace d’une seconde, comme retenu par une tierce personne. J’acquiesce malgré tout, pour me donner un premier élan, je me lève et fouille dans ma valise à la recherche d’une tenue pour braver la météo.
De son côté, Ben enfile ses tennis, attrape ses papiers et ma valise. Tout est précis, ordonné, et pourtant le chaos en moi persiste, invisible. Je sens qu’il perçoit cette hésitation muette, cette résistance étouffée, mais il ne dit rien.
Quand il saisit ses clés dans le vide-poche, je fuis toujours ses yeux et reporte mon attention sur la vitre du balcon. Mon visage y apparaît, dédoublé par la transparence, et soudain, j’ai cette impression étrange que mon reflet ne m’imite plus tout à fait. Une ombre d’avance, une respiration de décalage. L’autre moi reste figée alors que je bouge, ou peut-être est-ce l’inverse. Ses lèvres frémissent, sans son, mais je crois entendre le murmure.
N’y va pas.
Je cligne des yeux, et tout rentre dans l’ordre. Ben me regarde, inquiet.
- Ça va ?
- Oui. Je suis juste…
… en train de faire une énorme erreur.
Je prends une grande inspiration, chasse ces mauvaises pensées et souffle :
- Fatiguée.
Dégonflée !
Je force un sourire, attrape ma sacoche.
- On y va ?
Il hoche la tête, sans insister. En passant devant le grand miroir de l’entrée, j’évite mon propre regard, trop effrayée à l’idée de revoir cette autre moi — tapie derrière le vernis, patiente — et qu’elle se décide à parler plus fort que moi.

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