Chapitre 35 - Partie 2
Ben s’arrête devant mon immeuble, sans couper le moteur. Je ne le regarde pas, mon attention toute entière happée par les gouttes qui dévalent la vitre, fusionnent, se repoussent, s’égarent sur d’autres chemins.
- Comment tu veux gérer ça ? Tu veux que je vienne ? propose-t-il, la voix basse, prudente.
- Non, c’est gentil. Je ne veux pas me cacher derrière toi.
- D’accord. Je peux rester dehors, et tu viens me chercher si besoin.
Je secoue la tête :
- Hors de question ! Qui sait combien de temps ça prendra ? Je t’ai déjà suffisamment dérangé, je ne vais pas, en plus, te faire poireauter tout seul, dans ta voiture, en pleine nuit et sous la pluie.
- Oui, c’est vrai que dit comme ça, ça fait beaucoup, sourit-il. Mais au moindre problème, tu m’appelles, d’accord ?
J’acquiesce, tout en sachant que je ne le ferai pas et qu’il en est tout aussi conscient. Alors je me penche et le prends dans mes bras. Il sent le coton chaud, le café et la pluie, un mélange qui me rassure sans que je puisse l’expliquer.
- Merci.
Je tends la main vers la portière, mais il la rattrape avant que je sorte.
- Tu as le droit de changer d’avis. On peut faire demi-tour.
Oui !
Je me fige, une fraction de seconde, car le mot a bien failli m’échapper. Je serre les dents, inspire à fond et refuse sans mot une nouvelle fois. Il hoche la tête, m’offre un dernier sourire sans conviction et me relâche.
Je sors du véhicule, la pluie me cueille aussitôt, glaciale, mais quelque part dans ma poitrine, une chaleur persiste, comme une brûlure de friction. Je récupère mon bagage dans le coffre, monte les marches une à une, les doigts crispés sur la poignée de ma valise, comme si je pouvais y puiser un peu de force.
Après un dernier signe de la main, je regarde les phares de Ben découper la pluie en lignes dorées, puis s’éloigner, avant de s’effacer, avalés par l’obscurité. Ne reste que le bruit régulier des gouttes… et mon cœur, qui bat trop fort dans le creux de ma gorge.
Je prends une longue inspiration pour me donner du courage et j’entre. L’appartement m’accueille dans un silence trop net, trop propre, presque hostile. L’air a cette odeur de renfermé qu’ont les lieux où personne n’a osé respirer fort depuis des jours. Un fin rai de lumière découpe le sol depuis le salon — mince, fragile, mais suffisant pour guider mes pas.
Je dépose mes affaires dans l’entrée, retire mes chaussures et suit la lueur, jusqu’à trouver Nate, sur le canapé, une bière à la main.
- Salut…, je souffle.
- Salut.
Pas un regard. Pas un mot de plus.
Je m’approche à pas de velours du canapé, m’arrête à quelques pas de lui, debout, me surprenant moi-même à hésiter entre le rejoindre et rester en retrait, suspendue entre la peur de l’effrayer et l’envie de rebrousser chemin, déchirée entre ces deux versions de moi et leurs volontés.
On ne se regarde pas. J’entends seulement le froissement de son jean quand il remue, le tintement léger de la chope qu’il fait tourner entre ses doigts.
Je finis par tourner la tête et croiser son regard. Ses traits sont tirés, cernés, durs. Il a l’air vidé, épuisé, plus vieux de dix ans. Et je me demande à quoi je ressemble, moi, dans ses yeux et comment il me perçoit aujourd’hui : la femme qu’il aime, la personne qui l’a mis dans cet état, ou encore la créature brisée derrière le masque ?
- Qu’est-ce qui s’est passé ? lance-t-il tout à coup.
Je lis dans ses intonations une inquiétude, non pas pour ce qui s’est bel et bien passé, mais pour ce qu’il imagine s’être produit.
- Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?
- T’es restée une semaine là-bas… Vous…
Il marque une pause, avale difficilement sa salive, puis reprend :
- T’as couché avec lui ?
J’hésite à répondre à cette question, parce qu’aucune réponse ne conviendra. Lui avouer la vérité le meurtrira, lui mentir ne ferait que nous enterrer un peu plus.
J’opte pour la franchise, sans détour :
- Oui.
Nate me fixe, le visage vidé d’expression. On n’entend plus que la pluie contre les vitres, comme un battement de métronome qui mesure la durée de sa sidération. Il cligne des yeux, deux fois, sa respiration s’accélère, ses narines se dilatent, et d’un coup, il se lève du canapé.
- Putain, sérieux ? Mais comment t’as pu faire ça ?
Je me tasse un peu sur place.
- Je… je ne sais pas, dis-je enfin, la gorge serrée. Je pensais bien faire, que ça serait plus clair…
Il me fait face, les yeux grand écarquillés et me coupe :
- Bien faire ? Plus clair ? T’appelles ça plus clair ?!
Sa voix enfle, sature l’espace. L’air semble vibrer autour de nous. Et à ce moment-là, je sens l’autre en moi, gratter, cogner, lutter pour sortir. Cette autre moi qui n’a pas peur, qui refuse de se laisser écraser une fois de plus, alors que je couine :
- C’est toi qui m’a dit d’aller là-bas…
- Je t'ai dit d'aller le voir pour lui parler ! Pas de te jeter dans son lit comme une pute !
Ses mots plus que leur violence me heurtent comme un coup de poing. Ce visage, ce ton — ce n’est pas l’homme avec qui je me suis fiancée. Je recule d’un pas, sans même m’en rendre compte, et cherche à le raisonner :
- Tu m'as aussi dit que si on avait une chance d'être heureux, tu ne t'y opposerais pas.
Son regard devient fou, dur, creux, et ses mains se mettent à parcourir mon corps d’un geste fiévreux, sans douceur. Ce n’est pas désir ; c’est une chasse. Je le reconnais plus. La peur plante ses griffes dans ma peau en même temps que lui.
- Il faut que je te baise. Là, maintenant.
Il se frotte contre moi, palpe tout ce qu'il peut, commence à tirer sur mon pantalon comme un forcené. Je suis terrorisée. Mes pensées s'emballent. Les souvenirs affluent. Le mot fuse, net, sec, hors de mon contrôle :
- Non.
Il reste figé, surpris, puis la colère remplace la stupeur.
- Non ? répète-t-il, outré.
Il me dévisage comme si je venais de trahir une règle cosmique. Je ne lui ai jamais refusé quoi que ce soit. Rien. Pas une seule fois. Mon “non” me stupéfait autant que lui. La voix qui m’accompagne depuis hier s’exprime pour la première fois de manière tangible — comme un instinct de résistance, muselé depuis des années qui se libère.
Trouve une échappatoire. Même temporaire.
- Tu n'es pas en état, j'affirme. Et on n'est pas sur la bonne longueur d'onde. Ce n'est pas le moment.
Compréhensif l’espace de quelques secondes, son regard devient dégoûté et enfin énervé.
Il repart vers la table pour reprendre une longue gorgée d’alcool. Tout se passe très vite. Je vois un flash jaune et blanc passer à quelques centimètres de mon oreille, un courant d'air soulève mes cheveux, puis un "cling” retentit à l'autre bout de la pièce.
Quand je retrouve mes esprits, Nate me tourne le dos, ses deux poings collés au mur.
Où est sa bière… ?
Je tourne la tête, comme au ralenti, en direction du bruit strident quelques secondes plus tôt. Il y a du liquide et du verre partout. Il m'a envoyé sa chope au visage. Je ne sais par quel miracle je ne l'ai pas reçue en pleine tête.
Il me fait face, les yeux encore brillants de rage, puis quelque chose se fissure — une ombre de panique, de regret — et son expression se renverse, de furieuse à mortifiée. Il se précipite sur moi, mains grandes ouvertes, prenant mes joues en coupe.
- Est-ce que ça va ? Je ne voulais pas... Merde...
Il est ivre.
Je l'ai déjà vu boire, être joyeux comme j'ai pu l'être en Grèce, mais jamais boire au point de perdre le contrôle comme ça.
Il a mal.
Il t'a envoyé un verre dans la figure ! T’a pratiquement déshabillée contre ton gré ! Qu'est-ce qu'il te faut de plus pour comprendre que tu es en danger ?
- Nate..., je murmure d'une voix tremblante. Tu... Le... Le verre…
- Je t'ai dit que j'étais désolé, dit-il, en m'embrassant, inconscient de ce qui se joue dans ma tête.
Non, tu ne l'as pas fait !
Mais il est quand même désolé. Et il a bu. C'est la seule explication.
Non, c'est la seule que tu valides pour t'autoriser à rester... parce que tu n'as nulle part où aller.
- Tu ne comprends pas que j'ai envie de t'offrir le monde ? reprend-il en pleurant contre moi. Que ça me rend complètement fou de voir que tu as jeté ce cadeau aux ordures ?
Je l'ai blessé. C'est ma faute.
Ta faute ? Comme avec Alyx ? Comme avec Clara ?
Oui. Comme avec tous les autres. Je mérite d'avoir mal.
Zed ne t'aurait jamais laissé dire ce genre de connerie.
Il s'est foutu de moi. Alors ça aussi, ça aurait été un mensonge.
La bataille sous mon crâne s'arrête sur cette phrase et sur les bras de Nate qui se referment autour de moi. Je suis pétrifiée, incapable de respirer. Il me regarde à nouveau, puis tout semble lui échapper. Ses épaules cèdent, ses genoux aussi et il s’effondre à genoux devant moi.
- Ne pars plus, sanglote-t-il. Plus jamais…
Sa voix se brise, minuscule, implorante. Mon corps, lui, hurle de se dégager, de mettre le plus de distance possible entre lui et moi, mais mes muscles refusent d’obéir. Au contraire, mes mains se tendent, s’enroulent dans son dos, hésitantes d’abord, puis plus fermes, comme pour me convaincre de croire à ses sanglots, à ses excuses, à cette douleur qu’il crache contre ma poitrine.
Mon cœur bat trop vite, affolé, et pourtant je reste là, prisonnière volontaire, trop lâche pour rompre l’étreinte. J’ai peur de lui, de ce qu’il vient de faire, de ce qu’il pourrait encore faire, mais j’ai tout autant peur de ce vide qui s’ouvrirait si je le repoussais. Alors je ferme les yeux, le serre malgré moi.

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