Chapitre 35 - Partie 3

3 minutes de lecture

Chaque seconde me lacère : une moitié de moi veut hurler, l’autre s’entête à croire qu’il a besoin de moi. Et dans ce balancement insupportable, je sens mes forces se dissoudre. Je n’arrive plus à savoir qui je cherche à apaiser, ni même si je m’accroche à lui comme on s’accroche à une bouée, persuadée qu’il vaut mieux couler ensemble que de me retrouver seule.

  • Tu devrais aller te coucher, je murmure, sans cesser de frotter son dos.

Il lève les yeux vers moi, humides, désarmants, et je sens le poids de ses besoins, de sa peur, de son manque.

  • Non… Ne me laisse pas…

Sa voix est si basse, si suppliante, qu’elle me transperce, me fait vaciller, me laissant suspendue, coincée entre la tentation de lui accorder ce qu’il demande et l’instinct de survie qui me crie toujours de fuir. Mes yeux se posent sur le salon en désordre, sur les éclats de verre, la bière étalée..

  • Le salon… Le verre… Il faut que je range, je bafouille.

Il secoue la tête, se perdant un peu plus entre mes seins, mais dans ce geste il y a plus de fragilité que de force.

  • Non… Fais pas ça. Pas maintenant… Je le ferai demain. Oui, demain… Juste, reste avec moi.

Il parle bas, les mots pâteux d’un homme qui a bu trop vite et trop fort, et pourtant il y a dans sa voix une requête presque enfantine qui me fend. Je sens ses mains trembler contre mes vêtements, comme si, en me serrant, il pouvait raccommoder nos deux cœurs en un. Et je cède.

Je l’aide à se redresser et nous nous dirigeons vers la chambre où nous nous couchons tout habillés.

Allongée là, la tête posée sur son épaule, je devrais sentir une sorte de soulagement — au contraire, c’est une oppression : la poitrine comprimée par son corps, l’air qui circule moins bien, le tissu qui gratte ma peau, le parfum âpre de l’alcool qui me pique la gorge. Son souffle, d’abord irrégulier, se calme et devient un métronome, mais ce rythme ne m’apaise pas, il m’enferme.

Plus les minutes s’écoulent, plus je suffoque dans ce rapprochement forcé : l’air manque, mon cœur cogne trop fort, la culpabilité et la peur forment un nœud dans ma gorge qui refuse de se dénouer.

La petite voix qui, ce soir, m’a permis de dire non, ne me lâche pas ; elle me pousse à rester vigilante, à ne pas transformer la pitié en prison.

Alors, poussée par une nécessité qui n’a rien de noble, je me redresse, prenant soin de ne pas le réveiller, et je me glisse hors du lit. Je traverse le couloir pieds nus, le parquet froid mordant la plante de mes pieds, et j’ouvre la porte de la chambre d’amis. Là, tout est neutre : un lit trop étroit, une commode ventrue, une lampe dont l’abat-jour penche un peu.

Je referme la porte sans bruit, puis le geste vient tout seul, sans réflexion : je saisis la commode par un coin et je pousse de toutes mes forces. Le meuble grince, râle sur le parquet, mais avance. Quand il bute contre la porte, je m’arrête enfin, essoufflée. Je cale encore un genou contre le tiroir, juste pour vérifier que ça ne bougera plus. Ce n’est pas une vraie barrière, je le sais, mais l’illusion suffit.

Je tire la couette du lit et la ramène dans un coin, contre l’armoire. Le sol est dur, le mur plus encore. La tête appuyée contre le bois, je m’enroule dans le tissu comme dans une carapace, une forteresse dérisoire, un cocon trop mince contre la peur. Chaque battement de mon cœur résonne dans ma poitrine comme une alarme qu’on aurait oubliée d’éteindre. Tout mon corps reste tendu, prêt à bondir au moindre bruit — un craquement, un pas, un soupir.

J’écoute. Le silence a des contours : on y distingue le clapotis régulier de la pluie, le souffle étouffé du vent contre les volets, le craquement des meubles, le tic-tac de l’horloge, le flux discret de l’eau dans les canalisation, le ronronnement de la ventilation…

Ma main finit par glisser jusqu’à mon téléphone, coincé dans la poche de mon jean. L’écran s’allume, brutal, m’éclabousse le visage d’une lumière trop blanche. Un geste suffirait, une pression du pouce, un minuscule contact et Ben viendrait. Je le vois déjà garer sa voiture à la hâte devant l’immeuble, courir sous la pluie et venir me chercher. Aussitôt, la honte me traverse, brûlante.

J’ai créé ce désastre, c’est à moi d’en subir les conséquences.

Je repose le téléphone sur le parquet, docile.

T’as raison, continue de t’enfermer dans ta petite cage dorée. Et n’oublie pas de te répéter : “C’est ta faute. Prends sur toi.”. Connasse !

Le silence me ronge, le froid m’enserre, et je finis par me recroqueviller dans la couette comme un animal blessé. Je ne dors pas vraiment ; je m’éteins, juste assez pour ne plus penser.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire YumiZi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0