Chapitre 36 - Partie 1
Je reviens à moi comme un corps figé sous le givre, lent, raide, chaque souffle craquant comme une mince pellicule qui se fend. Le jour filtre à travers les rideaux, pâle et incertain. Pendant quelques secondes, je ne sais plus où je suis — puis le froid du parquet, la commode contre la porte, la couette autour de moi me ramènent à la réalité.
Tout me revient d’un bloc : le verre, le “non” qui m’a échappé, l’attitude de Nate.
Je me redresse, les muscles engourdis, la bouche pâteuse. La pièce sent la poussière et le renfermé, mais c’est une odeur de sécurité, presque douce. J’entends du bruit à l’extérieur, le ronronnement de la machine à café et celui du micro-ondes. Je me ratatine à nouveau, assise dans la lumière grise, le souffle court, les doigts crispés sur le tissu, forçant ma respiration à garder un rythme calme, jusqu’à ce que mon cœur cesse de cogner comme un marteau.
Je me sens sale de peur, vidée jusqu’à la moelle et pourtant, une part de moi pense déjà à lui.
Il est déjà réveillé. Est-ce qu’il se souvient ? Est-ce qu’il regrette ? Est-ce qu’il va bien ?
Et aussitôt, le dégoût me reprend — de moi surtout. D’y repenser déjà, d’essayer de comprendre, de trouver des raisons, des excuses. Recroquevillée au sol, barricadée derrière un meuble, dans ma propre maison. Comme quand j’avais dix ans et que je priais pour que la porte reste fermée. Les gestes sont les mêmes, les réflexes aussi : retenir mon souffle, disparaître, prier que le danger s’épuise de lui-même.
Une pensée s’impose alors, simple, implacable : je ne peux pas revivre ça.
La perspective de l’affronter me glace, mais celle de ne pas le revoir m’effraie encore plus. J’aimerais pouvoir dire que je vais lui tenir tête, que je suis prête à partir s’il recommence, mais la vérité, c’est que j’en suis incapable.
Les paroles de Jona me reviennent, comme une illumination : “How would you feel about faking it ?”.
Une idée germe : peut-être que je peux le lui faire croire, “faire semblant” cette fois encore. Il ne verra peut-être pas que je bluffe, ni combien ma peur et mon besoin de lui se confondent. Je me répète les phrases que j’aimerais lui dire comme un mantra — “je ne veux plus jamais avoir peur comme ça”, “si ça devait recommencer, je te quitte” — en espérant qu’à force de les penser, elles sonneront vrai.
Alors je me lève. Je remets un peu d’ordre — dans mes cheveux, dans la pièce, dans mes pensées, ou j’essaie. Le miroir au-dessus de la commode me renvoie un visage que je reconnais à peine : traits tirés, lèvres blêmes, regard d’animal traqué qui tente d’avoir l’air brave. J’inspire à fond, la main sur la poignée et je sors.
L’air sent le café, le chocolat chaud et un fond de détergent — des odeurs propres, presque rassurantes, qui jurent avec le chaos d’hier soir. Tout est rangé : les éclats de verre ont disparu, le carrelage est nettoyé. Rien ne trahit la tempête de la veille, sinon ce silence trop appliqué, celui qu’on installe pour cacher les traces.
Nate est assis à la table du salon, le dos un peu voûté, une tasse face à lui, l’autre entre les mains. Ses doigts la serrent trop fort, comme s’il avait besoin d’un poids pour ne pas trembler. Quand il m’aperçoit, il se fige, puis se lève d’un bond.
- Maud !
Il s’approche d’un pas, tend la main vers moi. Je recule aussitôt, un mouvement sec, réflexe. Il s’arrête net, laisse retomber sa main.
- J’ai vu que tu étais partie dans la nuit, reprend-il en fixant ses pieds, j’ai voulu te rejoindre, mais la porte était bloquée…
Le silence qui suit me paraît interminable.
- J’ai merdé hier. Je le sais, continue-t-il. Après la semaine que j’ai passé et ce que tu m’as dit… J’ai juste… Tu pouvais pas t’attendre à ce que je le prenne bien.
Je ferme les yeux un instant, car une part de moi s’attendait à cette réaction. Oui je m’attendais à ce qu’il soit furieux, pas qu’il soit violent.
- Bien sûr que non. Mais ça ne change rien.
Il se passe une main sur le visage, comme pour effacer ses propres traits. Ma gorge se serre et les mots que je me suis répétés avant de sortir de la chambre s’effritent dans ma bouche.
- Je veux… je veux juste me sentir… en sécurité, je souffle d’une voix tremblante. Je suis revenue parce que je veux que ça marche. Mais… Si je dois me méfier de toi, alors… Cette relation est vouée à l’échec.
Et c’est là que quelque chose cède. Je sens mes jambes se dérober, mes épaules s’affaisser. Les larmes montent sans prévenir.
- Je veux me sentir aimée, protégée. Je ne veux pas avoir peur de toi. De ce que tu pourrais me faire parce que tu ne te contrôles pas.
Ma voix se brise, je m’entends hoqueter, ridicule, pitoyable — et pourtant incapable de me taire.
- Si ça devait recommencer, je… je partirai, dis-je entre deux respirations trop courtes. Je ne revivrai pas ça.
Nate s’avance d’un pas, hésite, puis murmure :
- Ça ne recommencera pas. Je te le promets. Je te le jure. Je m’en veux à mort. Je veux que ça marche, moi aussi. Comme avant. Tu es rentrée, c’est tout ce qui compte.
Je ne sais pas s’il réalise qu’il y a un problème dans ces mots : rien ne sera comme avant. Je n’ai simplement plus la force de le contredire. J’ai juste envie que ce cauchemar sans fin s’arrête. Alors quand il me prend dans ses bras, je ne résiste pas. Je le laisse me serrer, je ferme les yeux, je me laisse fondre.

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