Chapitre 36 - Partie 2

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Il me garde contre lui un long moment, sans parler. Son torse monte et descend, lent et régulier, comme pour m’imposer un rythme plus doux. Je sens son odeur d’épice — quelque chose de sec, presque piquant, qui me rappelle les gâteaux indiens que faisait ma grand-mère, mais sans le sucre, sans le miel. Juste la note chaude, épurée, qui reste dans l’air. Il me berce presque, par de petits mouvements à peine perceptibles, et j’ai honte de constater à quel point ça m’apaise.

  • Viens, on va s’asseoir. Je t’ai fait un chocolat.

Je me laisse faire. Je me raccroche à la douceur du plaid sous mes doigts, à la chaleur de la tasse qu’il me tend. Tout semble revenu à la normale.

Il passe un bras autour de mes épaules et me serre contre lui :

  • Tu sais… J’ai repensé à… ce que tu m’as dit hier.

Il marque une pause, resserre légèrement son bras autour de mes épaules.

  • Je crois que je comprends ce que t’as voulu faire. Je crois que vous avez bien fait… d’aller au bout.

Ses doigts se crispent aussitôt sur mon épaule, trop fort, comme si son propre corps refusait ce qu’il venait de dire.

  • Ça vous a permis de voir que c’était une connerie. C’est plus un truc suspendu entre vous. Vous avez crevé l’abcès.

Il renifle, dissimulant mal sa réprobation – ou son mépris.

  • C’est mieux comme ça. On peut repartir sur des bases saines, ajoute-t-il d’un ton qu’il veut calme, mais où perce encore une pointe d’amertume.

Le poids de sa version des faits qui s’impose comme une évidence. Il ne cherche pas à savoir. Il réécrit l’histoire à sa façon, comme on redresse un cadre de travers, pour que tout rentre à nouveau dans l’ordre.

Je n’ose pas le contredire, consciente que si je dis ce qu’il s’est vraiment passé, je donne raison à Zed. La vérité pourrait briser cette famille. Et pire, Nate pourrait croire que je dénigre son frère pour revenir dans ses bonnes grâces. Alors je hoche la tête, comme une petite fille docile. J’accepte sa version, son illusion rassurante, celle où tout fait sens et où rien n’a été brisé. Parce que je ne veux pas rouvrir cette plaie, mais surtout parce qu’au fond, j’aimerais que ce soit vrai.

Il m’embrasse sur les cheveux, un geste tendre, familier, presque trop ordinaire après tout ce qui vient de se passer.

  • Au fait, j’ai vu que la décoratrice t’avait envoyé un mail. Tu as pu lui répondre ? Et puis… il faudrait peut-être qu’on décide pour les fleurs, non ? Je sais que tu n’es pas emballée par des centres de table fleuris mais Roland m’a montré des petits pots très mignons. Je pense que ça peut te plaire.

Il se tourne un peu vers moi, m’offre un sourire hésitant.

  • On a rendez-vous à la boutique ce weekend. Il te montrera.

Il dit ça comme il l’a toujours fait, comme s’il m’offrait le choix, mais je discerne désormais l’injonction derrière l’intonation. Je sens déjà la lassitude me gagner et ne peux retenir mon soupir :

  • Si tu veux. J’espère que tu ne les as pas déjà commandés, parce qu’il est fort probable que je n’aie pas changé d’avis.
  • Ok, ok… On verra. Je suis en arrêt jusqu’à demain… Tu veux regarder un film ?

J’entends le reproche latent derrière sa remarque : il est en arrêt à cause de moi, à cause de mon absence. Et en même temps, je ne peux pas lui jeter la pierre vu l’état dans lequel j’étais hier encore après mon… départ de chez Zed.

  • Non, c’est gentil.

Je déglutis, force un sourire, comme pour dissoudre le nœud qui se forme dans ma gorge.

  • Il faut que je me mette au travail. D’ailleurs, je t’ai pas dit : je me suis faite remarquée. Un auteur a demandé à travailler avec moi spécifiquement, j’explique, un peu de fierté venant apaiser la tension qui me serre encore la poitrine.
  • Ça me surprend pas. T’es super douée.

Il pose un nouveau baiser au sommet de mon crâne avant de me libérer.

  • Merci pour le chocolat, je souffle en l’emportant avec moi.

J’abandonne mon fiancé sur le canapé, récupère mon PC dans l’entrée et me dirige vers le bureau. La tasse encore tiède entre les mains, j’allume mon ordinateur portable et m’installe sur la chaise.

Tandis que mes applications démarrent, je lance une playlist pour m’accompagner dans ma tâche. Les premières notes sont trop vives, trop lumineuses pour l’atmosphère suspendue qui règne encore dans l’appartement. Je zappe. Une autre chanson démarre, rythmée, presque joyeuse. Je grimace et passe à la suivante. Finalement, je m’arrête sur un morceau instrumental, lent, un peu mélancolique, comme une respiration retenue. Quelque chose qui ne demande rien. Une musique qui me ressemble aujourd’hui — tranquille en surface, mais avec quelque chose de triste qui s’accroche en fond.

L’ambiance sonore étant fin prête, j’ouvre ma boite mail. Comme je m’y attendais, Théo m’a envoyé un nouveau fichier de Damien. Je prends une inspiration et m’y plonge


Il n’y a pas de pire supplice émotionnel que de vivre sans quelqu’un qu’on aime. C’est persévérer dans un jeu cruel alors que les règles ont changé.

On croit pouvoir oublier, on se persuade qu’on peut s’affranchir de la peine, jusqu’à ce qu’un mot, une phrase nous renvoie la vérité en pleine face : on est impuissant. On ne peut véritablement avancer qu’en comprenant que tout n’était qu’apparence.


Je fronce les sourcils, incrédule quelques secondes : c’est le genre de texte que Nate aurait pu écrire. Pas dans le style mais plutôt dans les formulations, le poids implicite derrière chaque mot. La culpabilité qu’il a essayé de me faire porter menace de me rattraper.

C’est aussi le genre de texte que j’aurais pu écrire moi-même. Peut-être que je traduis plus que des mots aujourd’hui — peut-être que je traduis ma propre peine, dissimulée sous celles des autres.

Je secoue la tête, me reprochant presque d’y repenser. Je ne dois pas me laisser perturber : les textes de Damien sont bien assez déroutants sans y ajouter cette parano et ce mélodrame.

Pour une fois, ce texte n’a rien d’un challenge, une vraie bénédiction. Peu à peu mon esprit se met au travail, la traduction défile sous mes yeux, fluide mais exigeante. Le sous-texte se répand en écho dans mes pensées et mon coeur endommagé et je dois me concentrer pour ne pas me laisser à nouveau emporter par mes émotions.

Une fois le texte terminé et envoyé, je reprends le projet de roman en parallèle. Les phrases s’alignent, les dialogues prennent vie, et j’oublie presque le reste, le tumulte de la veille, le regard de Nate, le contrôle subtil derrière ses mots. Le temps s’étire sans que je m’en rende compte, et le soleil change lentement de place, projetant de longues ombres sur le bureau.

Vers midi, Nate me dépose un encas et disparaît aussi vite qu’il est entré. En fin d’après-midi, il repasse, me demande, d’un ton calme mais autoritaire, ce que je pense des mails de la décoratrice, s’inquiète des invitations, ou me suggère subtilement des idées pour le mariage. Je l’entends, mais je continue de taper, fronçant légèrement les sourcils. Le clavier sous mes doigts devient mon petit bastion, le parfum du chocolat un rappel de mon territoire personnel. La fatigue monte, mes yeux piquent, mon dos se raidit, mais je refuse de lever la tête. Je ne laisserai pas ses ambitions princières m’étouffer. Pas aujourd’hui.

La seule pensée qui parasite ma journée c’est l’anniversaire de ma mère. Je ne lui ai pas encore envoyé de cadeau — ni même choisi à vrai dire. Alors j’ouvre un nouvel onglet, cherche une boutique. Au bout de quelques minutes, je choisis une écharpe en cachemire, douce, couleur sable, et je programme la livraison. Un geste simple, rassurant. Quelque chose qui n’exige ni justification, ni explication.

Lorsque le soleil décline à la fenêtre, le travail accompli me rassure. J’entends par la porte entrouverte les bruits étouffés de Nate dans la cuisine : des gestes méthodiques, familiers, presque trop ordonnés. J’éteins mon ordinateur et me prépare à affronter Nate, à endosser le rôle de compagne qu’il attend de moi — douce, convenable, lumineuse.

Je me demande comment faire coexister cette version de moi et l’autre – celle qui meurt d’envie de lui rappeler que je ne suis pas wedding planner, que je ne peux pas porter seule toutes les décisions, toutes les attentes et qu’il doit s’impliquer davantage dans les décisions plutôt que de me laisser toutes les responsabilités.

J’ignore s’il serait prêt à accepter cette version de moi plus sauvage, plus sombre. Et plus encore, je n’ai aucune idée de ce que je ferai quand il m’annoncera qu’il ne le peut pas.

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