Chapitre 36 - Partie 3

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Le lendemain matin, je sirote un chocolat chaud, les mains serrées autour de la tasse, comme une mini bouillotte personnelle.

La veille s’est terminée dans un calme presque factice. Nate ne cuisine presque jamais — ou alors parce que je suis épuisée, ou malade — alors quand j’ai entendu les bruits de couteaux depuis le bureau, j’y ai vu un signe, une promesse muette qu’il voulait, lui aussi, arranger les choses.

Mais quand je suis entrée dans la cuisine, la scène m’a coupée en deux. Sa silhouette penchée sur la planche, les épaules larges, la nuque inclinée sous la lumière blanche… Pendant une seconde, j’ai cru voir Zed : le même port de tête, la même concentration tranquille, ce geste sûr, sans esbroufe.

J’ai eu l’impression que quelque chose arrachait les fils grossiers avec lesquels j’avais suturé mon coeur. Un instant de vertige, absurde, cruel — comme si ma mémoire refusait de se mettre à jour, comme si elle continuait d’appeler un visage qui n’était plus là.

J’ai détourné les yeux, et la culpabilité m’a submergée comme une vague froide. Ce n’était pas Zed, bien sûr, c’était Nate — mon fiancé, celui qui s’efforçait encore de réparer ce que j’ai fissuré.

Nous avons mangé devant la télé, côte à côte, les yeux rivés à l’écran. Quelques rires forcés, quelques remarques sur la série, et entre deux répliques, ces silences trop lourds qui semblaient avaler tout le reste. Je me suis répétée que c’était bien, que c’était ça, un couple qui se reconstruit : un peu de distance, de la tendresse là où on peut, des efforts minuscules qu’on espère suffisants.

La nuit à ses côtés était… étrange. Je ne me suis pas dérobée. Je n’étais plus terrifiée, juste absente, comme si mon corps faisait encore partie de l’histoire, mais que mon esprit, lui, s’était déjà mis en retrait. Je voyais tout de loin, à travers une vitre trouble.

Et ce matin, ce détachement, cette paix factice, me fait presque plus peur encore.

Nate est encore en arrêt, et nous partageons le bureau comme deux présences parallèles : lui plongé dans ses jeux vidéo, casque sur les oreilles, les doigts crispés sur la manette ; moi, face à mon écran, mes textes, ma respiration que j’essaie de caler sur mes mélodies du moment – Let You Let Me Down, Amar Pela Metade, Adieu mon homme, White Blank Page, Si t’étais là, The Lonely, Perfectly Wrong… – autant de chansons qui laissent la douleur circuler en moi sans jamais l’autoriser à faire surface.

A travers les accords mineurs, j’entends parfois une exclamation étouffée, un rire bref et dans ces moments-là, nos regards se croisent, juste une seconde, et on se sourit — un réflexe plus qu’un élan. J’aimerais pouvoir dire que cette cohabitation me rassure, qu’elle nous rapproche un peu. Mais c’est tout le contraire. On dirait qu’on vit côte à côte dans deux mondes qui ne se touchent plus. Le bureau devient une sorte de champ neutre : pas un lieu de partage, mais une zone où l’on se tolère sans heurts, comme si le silence était devenu notre seule façon de ne pas tout casser à nouveau.

Alors je me concentre sur les mots. Sur le texte de Damien, sur les phrases à traduire, sur cette précision familière qui me donne l’illusion de contrôle.


Ça remonte à quand la dernière fois que tout semblait s’aligner pour vous ? Après les doutes, les hésitations…

Ce moment où le bout du tunnel apparaît et où l’on se dit : “Ce que je désire le plus n’est plus un mirage. Il est là, presque à portée. Pour la première fois depuis longtemps, je peux presque le toucher.”

N’abandonnez pas, même quand c’est dur : chaque effort vous rapproche de ce qui vous fait vraiment vibrer, et la jouissance de l’atteindre sera d’autant plus savoureuse.

Pour une fois, ses mots ne me blessent pas. C’est un message porteur d’espoir dont j’ai bien besoin et dans lequel je me baigne, mais qui pourtant me met mal à l'aise.

A chaque traduction, l’effet Barnum s’intensifie. Ses phrases semblent se rapprocher un peu plus de moi, comme si quelqu’un, quelque part, racontait ce que je vis sans le savoir.

Je me surprends à retenir ma respiration en les lisant, à chercher entre les lignes une intention, une accusation.

C’est ridicule, bien sûr. Mais il y a quelque chose dans sa manière de parler du manque, du pardon, de la peur — quelque chose qui m’ébranle, qui rouvre ce que je m’efforce de recouvrir depuis des jours.

La journée se poursuit comme toutes les autres, comme si la semaine passée n’avait jamais existé. Séance de sport, de lecture, de cuisine… Je m’efforce de rester occupée, de ne pas laisser mon esprit dériver, trop consciente ou trop effrayée par ce qu’il essaie de me dire. Par le visage que je visualise à chaque personnage masculin décrit dans chacun de mes romans, dans les bras qui m’appellent si je ferme les yeux. C’est comme une maladie, un virus que mon corps a toujours accueilli et qu’il doit désormais combattre.

Après le dîner, Nate lance un film que je regarde d’un oeil absent. Je sens juste la chaleur du plaid, le contact de son épaule contre la mienne, son souffle régulier à quelques centimètres de mon visage.

Une scène plus sensuelle démarre et les souvenirs se déversent en moi comme un poison, comme un maléfice que je dois exorciser. Sans réfléchir, je me tourne vers Nate. Nos lèvres se frôlent, puis se trouvent. C’est doux, tendre, mais plat, creux, vide. J’ai besoin de plus, de me dissoudre, d’oublier, ne serait-ce qu’un instant.

Je passe une jambe par-dessus les siennes et me retrouve à califourchon sur lui. Mon cœur bat trop vite, perdu entre la réalité sous mes mains et le fantasme qui pulse derrière mes paupières closes. Je cherche une chaleur, une ancre, quelque chose. Je me presse contre lui, essaie d’approfondir notre baiser. Ses mains se posent soudain sur mes hanches, mais loin de m’attirer, il me freine :

  • Qu’est-ce que tu fais ?
  • C’est pas… évident ? je demande à mon tour en essayant de l’emporter dans mon élan.
  • Si. Mais qu’est-ce qui te prend de faire ça, là ? Sur le canapé… ?
  • Je… La… folie du moment ? je souffle, faute d’une autre explication plus noble.

Je l’embrasse encore, espérant qu’il se laissera faire. Il attrape mes doigts, les garde prisonniers des siens – un “stop” clair.

  • C’est adorable. Mais tu sais que je suis pas pour ce genre de choses.
  • Oh, c’est bon… Lâche-toi un peu, je proteste.
  • Maud, je suis pas dans le mood. Je sais que toi non plus. Arrête.

La chaleur me quitte d’un coup, remplacée par une gêne glaciale. Je baisse les yeux, honteuse.

  • Je veux juste… Je t’aime. Je veux oublier… ce qui s’est passé avant hier.
  • Moi aussi je t’aime. Ne te tracasse pas pour ça. C’est déjà oublié en ce qui me concerne. Je comprends ce que tu veux dire. Mais je préfère qu’on soit en phase, et dans notre lit pour se reconnecter comme ça.

Il m’aide à reprendre place près de lui et se replonge dans le film comme si rien ne s’était passé. Je me mets en veille – je souris quand il sourit, je retiens mon souffle au bons moments – je m’astreins à la neutralité. Son refus tourne encore dans ma poitrine, comme un clou qu’on aurait planté trop profond pour le retirer. Le plus dur étant que je n’arrive pas à savoir si je suis soulagée qu’il ait dit non… ou brisée qu’il ne m’ait pas voulu.

Quand on se couche, tout est encore plus mal ajusté que la veille. Il m’attire contre lui avec cette douceur dosée qui devrait me rassurer, mais qui sonne faux, comme un geste appris par cœur. Je me laisse faire, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre, parce qu’il attend ça, parce que c’est comme ça que nous avons toujours été.

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