Chapitre 36 - Partie 4
Le vendredi arrive et la même partition dissonante se joue durant le petit déjeuner. On se croise dans la cuisine, maladroits, encore englués dans le souvenir du baiser avorté, dont nous ne parlons même pas.
Quand il enfile sa veste, il me sourit — un vrai sourire cette fois, mais fragile, tremblant, prêt à se briser.
- Je rentre pour dix-sept heures. On file chez mes parents dans la foulée. Appelle-moi si tu veux manger ensemble à midi.
Il m’embrasse du bout des lèvres et disparaît, me laissant seule avec mes pensées et cette sensation bizarre dans ma poitrine, une sorte d’écho creux, comme si quelque chose en moi bougeait à contretemps.
Alors je fais ce que je fais toujours : je déroule ma routine, point par point, comme un rituel de survie.
Je commence par une séance de sport. Les mêmes exercices, les mêmes séries, les mêmes playlists — une mécanique bien rodée, construite pour ne laisser aucune brèche où une pensée pourrait s’infiltrer. Mes muscles brûlent, ma respiration s’emballe, et pendant quarante minutes je m’efforce d’être un simple mouvement, une somme de gestes. Pourtant, au-delà de ma rigueur apparente, il y a toujours un vacillement, comme si mon esprit tentait de décoller, de se soustraire à moi. Je le repousse, érigeant des barrières mentales à chaque dérive, et je continue.
Après une douche trop chaude mais nécessaire, je relis les chapitres phares de mes romans favoris : des phrases que je pourrais réciter les yeux fermés, des refuges que je revisite pour éviter les zones d’ombre qui s’élargissent en moi.
Le travail demeure malgré tout ma distraction la plus efficace, l’ancre la plus solide de ma journée. En fin de matinée, j’ouvre mon PC et le texte de Damien, prête à laisser mon expertise prendre le pas sur mes tourments psychiques.
Le pardon n’est pas une victoire, mais une délivrance. J’ai cru devoir me battre, brandir une arme, mais la paix s’obtient autrement : en lâchant la corde du contrôle. Je rame encore mais je ne laisse plus l'orgueil des autres me coder, ni me rendre amer.
J'en fais même mon crédo : dans cette mare de faux-semblants, cherche l'envers du décor. C'est ça la clé.
Je lis les paragraphes, déjà à l'affût du piège – la figure de style du jour – et je repère sans mal les anagrammes. Deux familles cette fois : le casse-tête linguistique s’annonce pire que d’ordinaire. Je soupire, partagée entre l’agacement, l’amusement et ce plaisir étrange que j’éprouve à relever ses défis.
Damien, Damien… Tu aimes que je me fasse des nœuds au cerveau…
Je ne peux m’empêcher d’être fière : s’il m’envoie ça, c’est qu’il m’en croit capable, il m’a choisie pour ça. La pensée me réchauffe et je me plonge dans le puzzle avec une motivation excessive, chaque mot et chaque anagramme prenant toute la place dans mon esprit, laissant à peine un souffle pour autre chose..
Deux heures plus tard, j’envoie le fichier à Théo. Sa réponse arrive presque assitôt :
T : T’es la meilleure ! FYI : Damien part en congés une semaine. Projet perso à avancer. Pas de textes en son absence.
M : Ah. Il a dit quoi ?
T : Non. Juste qu’il touchait au but et qu’il reprendrait à son retour.
M : OK.
Je me demande si ça a un lien avec le texte qu’il m’a envoyé la veille. Ce départ soudain me laisse déconcertée, entre soulagement et déception, comme si j’avais perdu un rival, un partenaire de jeu – dérangeant, mais constant. Son absence laisse un espace vide que je ne m’attendais pas à sentir. Je m’étais habituée à sa présence indirecte, à ces défis, à cette stimulation presque quotidienne.
Alors je continue ma journée : travail, lecture, séries, musique. Et soudain, sans vraiment y réfléchir, je me mets à ranger — les étagères, les piles de vêtements, les papiers qui traînent — comme si remettre de l’ordre autour de moi pouvait recoller ce qui se disloque en dedans.
Au milieu de cette frénésie, mon téléphone se met à vibrer. Je décroche et la voix trop aigüe et dédaigneuse de ma mère me vrille les oreilles :
- J’ai bien reçu ton cadeau. C’est très joli. Merci.
Je ravale le soupir qui me brûle la gorge. Aucune formule sociale, aucune question, aucune trace d’intérêt pour ma vie : rien qu’une phrase neutre, sans chaleur, sans inflexion, comme si elle validait la réception d’un colis.
Nos échanges ont toujours ressemblé à un monologue où je ne suis qu’un auditeur captif… mais aujourd’hui, ça pique plus que d’habitude.
- Contente qu’il te plaise, je marmonne en ravalant ma peine.
- Nous fêtons mon anniversaire en famille ce weekend. Ça ferait plaisir à tout le monde que tu viennes.
Je peux deviner sans effort qui se cache dans cette formulation vague, le piège à la fois visible et prévisible m’épuise d’avance. Je m’efforce de garder un ton calme, presque conciliant – une habitude qui me colle à la peau :
- Je ne peux pas venir ce weekend, je dois gérer encore des choses pour le mariage.
- Puisqu’on parle de ton mariage, poursuit-elle aussitôt, ton frère a eu l’air surpris quand je lui en ai parlé. Je lui ai envoyé une photo du faire-part, il m’a dit qu’il n’en avait pas reçu. Il voulait profiter du weekend pour te féliciter personnellement.
- Tu as fait quoi ? je lance, estomaquée.
- Ta mère a pris sur elle de réparer ton erreur ! intervient mon père.
- Tout à fait, reprend-elle. Tu ne peux pas le laisser à l’écart d’un évènement familial aussi majeur. Il faut que tu l’invites.
- Que je l’invite !? Sophie, j’ai tout fait pour le faire sortir de ma vie !
- Oh, c’est bon ! souffle-t-elle, exaspérée. Arrête avec ton cinéma, c’était déjà ridicule quand tu étais petite, là c’est juste n’importe quoi. La discussion est close. Envoie-lui une invitation, c’est tout.
Mes doigts tremblent autour du téléphone, mais ma voix reste ferme :
- C’est hors de question !
- Très bien ! tranche à nouveau mon père. Dans ce cas, je t’annonce dès maintenant qu’on ne viendra pas à ton mariage.
- Parfait ! Je vous annonce dès maintenant que vous ne me reverrez plus jamais.
Et je raccroche.
Ma main reste un instant agrippée au téléphone, comme si elle n’avait pas reçu l’ordre de lâcher. L’adrénaline et la rage coulent encore quelques minutes dans mes veines et puis peu à peu, les mots de ma mère font leur chemin jusqu’à ma raison. Les rouages s’emballent dans ma tête. Il a lu l’annonce de mon mariage. Il connaît le lieu de la réception. Pire : il a mon adresse actuelle. La vérité – l’horreur – me frappe comme un boulet de canon.
Il sait où me trouver.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Une voiture passe dans la rue, ses vitres projettent des reflets dorés sur les murs. Je recule sans le vouloir, trébuche presque, et finis accroupie derrière le canapé, de peur d’être aperçue depuis la fenêtre. Mes doigts s’accrochent au tissu comme à une prise d’escalade.
Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je fais ? S’il vient… S’il trouve un moyen de m’isoler à mon mariage… Ou avant ? Après ? S’il ne me lâche pas ? Est-ce que ça va recommencer ? Qu’est-ce que je fais ?
Mes pensées se précipitent, se percutent, trop nombreuses, trop rapides; mes poumons se serrent ; ma vision se rétrécit sur des images que je refuse de laisser remonter. Je ferme les yeux, tente de me raccrocher à quelque chose, n’importe quoi, et c’est le visage de Nate qui apparaît.
Il peut me protéger, non ? Si je lui dis tout, il me croira, il sera là pour moi. Pas vrai ?

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