Chapitre 36 - Partie 5
Le temps devient une matière molle, informe, sans contour. Je reste prostrée, recroquevillée derrière le canapé, les bras serrés contre mes côtes, comme si je pouvais empêcher mon propre corps de se désagréger. Ma respiration alterne entre des inspirations trop rapides et de longs arrêts involontaires. Je ne sais plus depuis combien de minutes — ou d’heures ? — je suis là.
Quand enfin une clé tourne dans la serrure, je sursaute si violemment que ma nuque me lance.
La porte s’ouvre dans un bruit trop fort, trop normal, presque incongru dans le chaos silencieux où je me suis enfermée. La voix de mon fiancé, détendue, chaleureuse, s’élève :
- Maud ? Je suis rentré. Il ne faut pas trop tarder si on veut éviter les bouchons…
Il s’interrompt, attendant une réponse de ma part, mais je suis à peine capable de respirer. Je l’entends poser quelque chose, puis se précipiter dans le couloir, ouvrir toutes les portes avant que ses pas affolés ne reviennent dans le salon.
- Maud ?
Je n’ai pas besoin de lever la tête pour savoir qu’il m’a vue : le soulagement se lit dans sa voix, vite remplacée par l’inquiétude.
- Maud… Qu’est-ce que tu fais par terre ?
Il s’accroupit près de moi, pose une main délicate sur mon bras. Je me dégage dans un réflexe de panique si violent que je ne peux l’arrêter.
Ne me touche pas !
La phrase manque de m’échapper tandis que je croise son regard. Incompréhension, panique, tristesse passent alors dans ses beaux yeux verts.
- Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il hébété. Je ne comprends pas…
Il faut lui parler, il faut lui dire !
Je le regarde, le cœur en feu, tremblante comme une feuille. Ma bouche reste ouverte, inutile, comme un poisson hors de l’eau.
- Qu’est-ce qu’il y a mon petit coeur ?
- Nate… Je… J’ai, je bégaie. J’ai besoin que tu m’écoutes, je couine. Et… Et… Il faut que tu me crois.
- Je t’écoute.
Il s'assoit à mes côtés, ses pieds effleurant les miens, et je lutte contre le mouvement de recul instinctif que son contact crée.
- C’est… C’est ma famille.
- Il y a un problème ?
- Oui. C’est… Je… Ils…
Je cherche un point d’ancrage dans la pièce, mais elle tangue, comme un bateau ivre, les murs refusent de m’accorder le moindre repère. Alors les mots sortent, désordonnés, avant que je puisse les filtrer :
- Tu sais qu’on va jamais là bas ? Chez mes parents.
Je regarde la table basse, en désespoir de cause. Retire mes mains de celle de mon fiancé. Me frotte les bras dans un tic nerveux et incontrôlable. La vérité cogne dans ma poitrine comme un oiseau affolé contre une vitre fermée. Une partie de moi hurle de parler. L’autre lui plaque une main sur la bouche.
- Je… J… J'ai...
J’enfonce mes ongles dans mes bras, espérant que la douleur physique surpassera celle mentale, me poussera à continuer.
- Qu’est-ce qui t’arrive, ma chérie. Tu me fais peur.
- Euh… Quand… Quand j’étais petite…
- Il s’est passé quelque chose ? demande-t-il.
J’ai juste envie qu’il se taise, qu’il arrête de combler les silences alors que c’est une torture physique de faire tout remonter à la surface. Et pourtant j’ai si peur de le dégoûter que chaque seconde où la révélation est repoussée me semble presque… préférable.
- Oui. J’avais une petite soeur. Elle est morte. C’était… C’est ma faute. Mais c’était pas ma faute ! je plaide. On était dans nos chambres. Eux en bas. Et euh… J’avais 9 ans. Et elle 5.
Je revois ses boucles brunes, son sourire angélique et sa fossette à gauche. Sa façon de venir se glisser dans mon lit quand elle faisait un cauchemar. Comment on dansait sous la pluie dans le jardin. Les dessins qu’elle me faisait et que j’accrochais tous sans exception aux murs de ma chambre.
- J’écoutais de la musique. Je… Je savais pas. Je pouvais pas savoir.
Les mots me déchirent la gorge mais je ne peux plus m’arrêter :
- A un moment, je suis allée la voir. Je voulais lui proposer d’aller faire de la balançoire. C’était un truc à nous. Je lui disais de fermer les yeux et on prétendait que je pouvais l’emmener sur des planètes inconnues en la faisant s’envoler de plus en plus haut. Je la secouais, je faisais les bruitages et tout… Je… Je suis entrée dans sa chambre.
Je ferme les yeux pour faire disparaître l’image horrible qui ne s’effacera jamais.
- Et elle était par terre. Toute bleue. Elle s’est étouffée avec un bonbon. J’ai crié, je l’ai attrapée. J’ai appelé à l’aide. Mais c’était trop tard.
- Oh mon petit coeur…
- Attends ! je le supplie presque. Attends. A partir de là… Mon frère… Il a décidé de me punir. Il m’a…. Il m’a…
Les mots sont là, les souvenirs cognent… Mais je bloque.
- Il m’a… maltraitée pendant des années. En disant que je méritais.
Mes tremblements s’intensifient, je pleure pour de bon. A travers mes larmes, j’aperçois Nate avancer une main hésitante vers la mienne. Je frémis à son contact mais je ne recule pas.
- Chhh… C’est un gros connard. Ce n’était pas ta faute.
- Mais maintenant… Mes parents… Ils savent ! Et ils disent qu’ils ne viendront pas au mariage. Sauf si je l’invite, lui. Je peux pas… Je peux pas… Je peux pas. C’est au-dessus de mes forces. S’il te plait, s’il te plait, s’il te plaît. Je veux pas le voir. Je peux pas le voir.
Cette fois, Nate m’attire contre lui et je ne lutte plus.
- Chhh… J’ai compris. Je comprends. Qu’ils aillent se faire foutre. Si j’avais su, je ne les aurais pas invité. On ne fera pas venir quelqu’un qui t’a fait du mal.
- Mais, il a l’adresse ! je m’écrie en cachant mon visage derrière mes mains. Ils lui ont montré le faire-part !
- Et bien on va engager des vigiles, assure-t-il avec fermeté.
- Je suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée.
Je n’arrive plus à m’arrêter de répéter. Je suffoque presque sous ces mots, comme si m’excuser était la seule chose qui me restait. Mes doigts s’agrippent à lui, instinctifs, désespérés. Nate glisse une main dans mes cheveux et murmure, tout bas :
- Tu n’as rien fait de mal. Rien. Je vais régler le problème.
Ses bras m’enserrent, avec cette retenue attentive qu’il a toujours eue. Il attrape mon téléphone sur la table basse, lance un appel, sans me lâcher.
- Bonjour Sophie. Je vais être bref : votre fils n’a pas reçu de faire-part. Sa présence n’est ni requise, ni souhaitée.
La voix de ma mère me parvient depuis le combiné, distordue, monstrueuse :
- Nate, je présume ? Je suis sûre que, vous, vous allez entendre raison. C’est un évènement familial. Il est naturel que tout le monde soit là.
- Je crois que vous ne m’avez pas bien compris, répond Nate, d’une voix si calme qu’elle me glace. Il. N’est. Pas. Invité.
- Monsieur ! réplique-t-elle. Soyez assuré que nous ne viendront pas sans notre fils. La décision vous appartient…
Et voilà…
La menace, dégoulinante de fausse politesse, me répugne. C’est toujours comme ça : ma mère obtient toujours ce qu’elle veut, par la force ou la manipulation – ce qui, en soi, revient au même. Nate ne pourra rien y faire, il va céder, lui aussi.
Contre toute attente, son bras se resserre autour de moi, comme un serment.
- Ma petite dame, j’ignore comment les choses ont l’habitude de fonctionner pour vous mais laissez-moi vous dire que ça ne marchera pas avec moi, assène-t-il. Vous ne comptez pas être là ? Tant mieux. C’est probablement la seule bonne chose que vous aurez faite pour votre fille. En fait… ne venez pas du tout. Vous n’êtes plus les bienvenus.
- Vous n’y pensez pas sérieusement ? Que vont dire les autres invités ?
- Oh, ça ? Si quelqu’un demande pourquoi vous n’êtes pas là, je leur dirai la vérité. Votre priorité, c'est votre fils. La mienne, c’est Maud. N'essayez plus jamais de nous recontacter. Bonne journée.
Il raccroche aussitôt, pose sa tête sur la mienne. Et d’un coup, ça me percute : il me croit, il n’a pas hésité une seconde, il a pris les choses en main. Il m’a protégée. Présent, compréhensif, solide.
La vague arrive sans prévenir — chaude, violente, presque douloureuse — un mélange de gratitude, de soulagement et d’un amour si dense que j’ai l’impression qu’il me remplit la poitrine d’un coup. Je sanglote à nouveau contre lui, toujours en décharge émotionnelle, mais désormais aussi par soulagement. Je me cramponne plus fort, non pas par peur cette fois, mais parce que je me sens enfin reconnectée à lui.
- Ne pleures plus, murmure-t-il. Ça va s’arranger.
Son souffle contre ma tempe se fait lent, régulier, comme une ancre. Sa main continue de glisser dans mes cheveux, inlassable, et au bout d’un temps indéterminé, ma respiration se cale enfin sur la sienne.
Il se redresse, m’observe, et murmure avec ce mélange d’autorité douce et de pragmatisme qui le caractérise :
- On va aller chez mes parents, comme prévu. Ça va te changer les idées. Ma mère a préparé de la carbonade ! On va faire une petite valise, d’accord ?
Je lève les yeux vers lui, encore tremblante, mais un faible sourire passe sur mes lèvres quand j'acquiesce. La chaleur et la sérénité qu’il m’offre s’entrelacent avec la douceur qui nous attend. Il glisse sa main dans la mienne, et je me laisse guider pour me relever. Mes jambes sont encore flageolantes, mais sa présence me donne la force de marcher. Je reste collée à lui, presque dans son ombre, tenant le bas de son pull comme une enfant.
Dans la chambre, il ouvre le placard et prend mes vêtements avec une efficacité tranquille. Il pose chaque vêtement dans le sac avec soin — pyjama, brosse à dents, chargeur — les gestes du quotidien qui, soudain, ressemblent à des filets de sécurité.
Entre chaque ajout, sa main revient se poser sur ma hanche, mon bras, ma joue, comme pour vérifier que je suis encore là – ou pour que je sache qu’il est présent. Je ne sais pas. Quand il ferme la fermeture éclair, je réalise que je ne l’ai pas lâché une seule fois.

Annotations
Versions